Compte rendu par Geneviève CHOVRELAT-PÉCHOUX de l’essai d’Anne Wattel, Le Souffle d’Hiroshima. Artistes, lettrés et savants français dans l’ère atomique (1945-1960)

Publié par J. P. le

Geneviève CHOVRELAT-PÉCHOUX: compte rendu de l’essai d’Anne Wattel, Le Souffle d’Hiroshima. Artistes, lettrés et savants français dans l’ère atomique (1945-1960), éditions Épistémé, Collection « Études culturelles », décembre 2024, 264 p., livre papier : 24,50 CHF, eBook : Open Access

Le Souffle d’Hiroshima, un livre nécessaire

La parution de ce livre, qui traite des conséquences culturelles de la bombe atomique sur la France de l’après-guerre, s’inscrit dans une concordance des inquiétudes passées et présentes, liées à la menace de l’arme atomique. Le regain de l’attention portée au nucléaire[1] croise en cette troisième décennie du XXIe siècle les cultures populaire et savante, comme ce fut le cas après-guerre, souligne l’autrice (p. 16)[2]. Ainsi, le film de Christopher Nolan, Oppenheimer (2023), est suivi de l’exposition présentée au MAM de Paris (Musée d’Art Moderne) L’Âge atomique. Les artistes à l’épreuve de l’histoire (11/10/2024 – 09/02/2025).

6 août 1945 Hiroshima, Nagasaki 9 août 1945 : deux villes japonaises martyres de la bombe atomique inaugurent tragiquement « une ère nouvelle » (p. 7). « L’immédiat après-guerre et toute la période de Guerre froide vont se cristalliser autour de l’atome, de la possession de la bombe, du nucléaire civil et militaire » (p. 8), explique Anne Wattel.  Elle circonscrit pour son étude une période de l’Histoire de France qui commence avec le premier bombardement à Hiroshima et s’achève avec les premiers essais atomiques français à Reggane en 1960. Il ne s’agit pas d’un point final à l’ère nucléaire, mais d’un terme à son étude aussi approfondie que stimulante. En effet, l’originalité de ce travail, jamais entrepris jusque-là, tient dans l’exploration de tous les pans culturels d’une société française frappée par la révolution atomique et dans l’étude de leur entrelacement entre science et géopolitique. Les toponymes étrangers tels que Stockholm, Bikini, Sing-Sing font sens dans une France fière de se nucléariser pour entrer dans le groupe des grandes nations. Après la joie de la victoire contre le nazisme, les communautés scientifique, artistique, littéraire, philosophique, journalistique se clivent : les thuriféraires fascinés par les promesses du nucléaire face aux dénonciateurs de l’atome dévastateur. Mais il ne faut pas voir dans ces deux camps d’un côté la culture humaniste et de l’autre la culture scientifique. Car, écrit Anne Wattel, « il y eut bien dialogue fécond entre savants et gens de lettres, il y eut interpénétration, et des lettrés se mirent même au service de l’atome » (p. 17). Dans une démarche intersectionnelle qui rompt les limites des champs disciplinaires, en huit chapitres, grâce à « un corpus transmédiatique » (p. 19), la chercheuse offre une traversée de « ce moment critique qui imbrique étroitement science, histoire, politique et mentalité » (p. 20) en présentant les acteurs connus et méconnus du monde scientifique et artistique. Les « atermoiements des atomistes » (p. 31), dont Joliot-Curie est la figure la plus symbolique, reflètent les contradictions du temps entre militarisme et pacifisme, lequel est revendiqué dans toutes « les chansons atomiques » (ch. 8).

Wattel donne la mesure de l’hégémonie médiatique en faveur de l’atome (ch. 3, 4, 7) dans les grands journaux de tous bords. Elle présente un poète répondant à une commande du Commissariat à l’Énergie Atomique et vantant les bienfaits du nucléaire civil et elle montre toute la littérature pour la jeunesse — hormis une surprenante robinsonnade de Georges Duhamel — s’enthousiasmant pour la révolution atomique. Face à des contemporains « frappés de cécité », l’essayiste veut néanmoins faire entendre les rares voix discordantes, qu’elle s’applique à rappeler. Elle commence avec Camus dont elle reproduit en intégralité l’éditorial du 8 août 1945 dans Combat. Le propos de Camus tranche : « la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie » (p. 54). Mais Camus n’est plus seul après 1945, nous montre Anne Wattel en évoquant Emmanuel Mounier et la revue Esprit, Pierre Boulle et sa nouvelle « E=mc2 ou le roman d’une idée », Jean Lurçat et ses tapisseries, Yves Klein et son tableau Hiroshima, Martine Monod et son reportage sur les hibakuskas, survivants d’Hiroshima et de Nagasaki à qui elle donne voix et nom, et enfin Resnais et Duras avec leur film de fiction Hiroshima mon amour, présenté au festival de Cannes hors compétition — pourquoi ? réponse à la note 125.

La même polarisation du monde culturel se retrouve avec la course à l’armement atomique. Qu’évoque l’atoll de Bikini en France ? « La première bombe anatomique » (p. 83. Oui, vous avez bien lu, ce n’est pas une coquille ). En pleine Guerre froide, fallait-il une conscience aiguë pour tenter de dire les méfaits de la technoscience et les retombées mortifères des essais américains sur cet atoll du Pacifique ? Seuls trois journalistes communistes, Gabriel Cousin, Martine Monod et Georges Soria, vont évoquer par la fiction le drame d’un thonier japonais, pris dans un nuage radioactif, dont les membres furent contaminés. L’« unanimiste chrétien » (p. 114) Henri Queffélec dénonce la recherche militaire atomique française dans un roman, Combat contre l’invisible (1958) (p. 117).

Anne Wattel s’intéresse à une fiction d’anticipation (ch. 5), « roman post-apocalyptique injustement négligé » (p. 137), Le Cheval roux ou Les intentions humaines (1953) d’Elsa Triolet qui n’est pas une inconnue pour elle[3]. La chercheuse montre tout l’intérêt du roman capable, contrairement à celui évoqué dans le même chapitre — Les Grands Moyens de Roger Ikor — non seulement de toucher mais surtout d’interroger par « des considérations sur la bombe atomique, sur l’avers et le revers des recherches scientifiques » (p. 141). La catastrophe aux allures de fin du monde a eu lieu à l’incipit : l’écrivaine, héroïne narratrice/autrice, se retrouve seule, nue dans la boue, dans un environnement méconnaissable. « Le tour de force narratif d’Elsa Triolet réside dans l’écriture d’une « autobiographie anticipée » » (p. 141). En analysant la structure de l’œuvre, Wattel met à jour les mythes bibliques et philosophiques pour dire un réel horrifique. « Si l’œuvre d’Elsa Triolet est lazaréenne, elle est aussi sisyphéenne » (p. 144) par l’inscription de « l’éternel retour du mal » (p.146) : les survivants, tel Sisyphe, ont à recommencer chaque jour leur vie en sursis. La trame narrative ne joue pas sur le suspens mais sur la tension de la situation qui sépare, même après l’apocalypse, les survivants en deux blocs, ceux de la Guerre froide. Sympathisante communiste pourchassée, la narratrice se donne à voir comme une de ces sorcières traquées. Les références récurrentes au communisme, sur lesquelles Anne Wattel passe très vite, entrent en dissonance avec le « pessimisme radical » (p. 145) émanant du roman : ce qui éloigne Elsa Triolet du réalisme socialiste, « préconisé par Jdanov » (p. 146), note justement l’autrice. Le Cheval roux projette assurément un regard très sombre sur le devenir de l’humanité. Pourtant l’écrivaine trouve une lueur dans la noirceur, l’écriture. « Ce qui triomphe ici, ce qui, de l’humanité, triomphe sur l’apocalypse, c’est l’écriture, acte de foi en la grandeur de l’homme, ce sont les rêves pour demain auxquels l’écrivaine donne corps, par l’écriture » (p. 147). L’essayiste a par ailleurs judicieusement souligné le lien entre écriture et peinture — si souvent oublié — en rappelant l’Étude pour Le Cheval roux ou La Guerre de Marc Chagall, esquisse spécialement conçue pour le frontispice à l’édition des Œuvres Romanesques Croisées (ORC). Cette attention particulière d’Elsa Triolet pour les artistes visuels est articulée à son activité de critique, en particulier pour le film Le Dernier Rivage (1959) de Stanley Kramer, dont le thème est l’attente de l’apocalypse annoncée : le film n’offre pas de happy end mais une table rase. Elsa Triolet en fit l’éloge dans France nouvelle le 31 décembre 1959. Des êtres beaux et désirant s’aimer donnent le titre de sa critique qui peut résumer son argumentaire : « La preuve par le bonheur ».

Le Cheval roux qui insère dans sa trame romanesque « le contexte de Guerre froide, l’assassinat des Rosenberg (p. 422), l’appel de Stockholm, la chasse aux communistes » (p. 141)semble amener le chapitre « Stockholm et Sing-Sing ». Grâce à la « Préface à la guerre ou à la paix » qu’Elsa Triolet rédigea en mai 1966 pour l’édition du Cheval roux des ORC, Wattel donne à voir le hors-champ militant : Aragon dénichant chez Picasso une lithographie d’un pigeon qui tint lieu de colombe pour l’affiche annonçant le premier « Congrès des Partisans de la Paix » en 1949 à Paris. Un an plus tard fut lancé l’appel de Stockholm perçu par les uns comme une propagande pseudo pacifiste orchestrée par le Kremlin et comme un espoirde paix par les autres. L’autrice rappelle le contexte de la Guerre froide : l’appel de Stockholm suit le premier essai d’une bombe atomique soviétique, tandis qu’aux USA commence la chasse aux sorcières. « On accuse les Rosenberg, Julius et son épouse Ethel, d’avoir mis sur pied un réseau d’espionnage et d’être des « espions atomiques ». Ils nient jusqu’au bout. Le 19 juin 1953, ils sont exécutés sur la chaise électrique » (p. 163). En France, la mobilisation pour exiger leur libération « dépassa très largement le cercle d’influence du PCF » (p. 164). En effet, « en 1955, un grand nombre d’intellectuels français cosignent un ouvrage, Le Chant interrompu. Histoire des Rosenberg » (p. 165). Cet écrit collectif compte des signataires de droite et de gauche dont Elsa Triolet et « Aragon qui clôt le recueil » (p. 170). L’épilogue de l’ouvrage se fait vibrant plaidoyer pour une prise de conscience du danger, héritage brûlant de cette ère atomique. La richesse iconographique des documents — pages de journaux, de BD, brevet, tract, affiches de cinéma et d’exposition, cartes postales, reproductions de tableaux — participe d’un plaisir de lecture qui nous plonge dans l’air du temps. Si Le Souffle d’Hiroshima est un livre savant — la somme des informations, la bibliographie, l’index le prouvent —, il séduira les littéraires qui découvriront nombre d’écrits oubliés comme cet « Adieu, Japon » de Claudel (p. 59-61). Le Souffle d’Hiroshima est d’une lecture revigorante : la recherche, montre Anne Wattel, relève aussi d’un service public d’intérêt général. Le prix Nobel de la paix 2024 décerné à l’organisation japonaise Nihon Hidankyo, qui regroupe les hibakuskas, renforce le propos de ce livre nécessaire.


[1] Voir la couverture de l’hebdomadaire Courrier international  n° 1779 du 5 au 11 décembre 2024: « NUClÉAIRE. LA FIN D’UN TABOU. Fini le temps de la dissuasion ? Alors que, partout dans le monde, les États renforcent leurs arsenaux nucléaires, l’idée d’une frappe « tactique » devient plausible, s’inquiète la presse étrangère. »

[2] Toutes les références entre parenthèses renvoient au livre d’Anne Wattel.

[3] Voir son bel article : Anne Wattel, « Quand Elsa Triolet se tait à l’aube. Une mise en mort sous le signe de Philomèle », dans Fabula-LhT, n° 22, « La Mort de l’auteur », dir. Jean-Louis Jeannelle et Romain Bionda, juin 2019, URL : http://www.fabula.org/lht/22/wattel.html, page consultée le 08 décembre 2024. DOI : https://doi.org/10.58282/lht.2303