Note de lecture d’Erwan Caulet : Valérie Vignaux, Georges Sadoul, un intellectuel en cinéma
Note de lecture : Valérie Vignaux, Georges Sadoul, un intellectuel en cinéma, éditions Mimésis, 2023, 492 pages, 36€.
Valérie Vignaux a publié, courant 2023, la première biographie d’ensemble de Georges Sadoul, dans la continuité de travaux qui préfiguraient cet ouvrage[1]. L’autrice est professeure à l’université de Caen, y enseigne l’histoire du cinéma. C’est sous cet angle qu’elle aborde ce proche du couple Aragon/Triolet, pour son « itinéraire d’un intellectuel en cinéma » (p. 28 et sous-titre du livre) : il s’agit pour elle de réévaluer l’apport heuristique de Sadoul au développement des études cinématographiques et de l’approche d’histoire culturelle et théorique du cinéma (p. 24-28 et conclusion). Sadoul est restitué comme une figure majeure des processus de conceptualisation, de théorisation du cinéma en France (p. 28) ; il est abordé pour son rôle dans la légitimation du cinéma comme objet artistique et culturel (p. 29) et pour sa propre approche de l’objet cinéma, comme fait social global. Tout ce pan occupe une grosse deuxième moitié de l’ouvrage : il restitue les activités de Sadoul dans le monde du cinéma (réorganisation du cinéma lors de l’après-guerre, dans le prolongement de la résistance dans ce milieu et en connexion avec les enjeux de la démocratisation culturelle de l’avant-guerre, enseignements à l’IDHEC…) ; il analyse de façon attentive et approfondie ses publications (son Histoire générale du cinéma en premier lieu mais aussi ses monographies sur Chaplin, Méliès…) et ses positionnements analytiques et théoriques, dans toute leur épaisseur et leur généalogie intellectuelle.
C’est dans cette perspective d’histoire de l’histoire du cinéma que Valérie Vignaux restitue en particulier sa contribution aux Lettres françaises (chapitre « De la critique de combat à la critique historienne (1945-1967) »). Sadoul en a été le chroniqueur cinématographique jusqu’à son décès en 1967 (et auparavant à L’Écran français, également analysé, comme son absorption par les Lettres). Il ne faut pas cependant s’attendre à une « radiographie » systématique de cette chronique en tant que telle, dans les détails de son activité critique quotidienne, même si le livre en donne un aperçu, en complément de ce qu’Antoine de Baecque a pu dire en son temps[2]. Au contraire, fidèle à son angle d’attaque – comprendre la construction d’un regard sur le cinéma, d’une approche du cinéma –, Valérie Vignaux analyse surtout le travail de positionnement critique de Sadoul aux Lettres françaises, sa richesse, dans les dynamiques d’écriture de l’histoire du cinéma et comme laboratoire personnel de sa propre écriture et de son analyse du cinéma (et de son enseignement) : il s’agit de voir comment Sadoul structure un espace théorique de critique sur le cinéma et de restituer moins une critique qu’un geste analytique du cinéma, controverses comprises (en premier lieu celle avec André Bazin, en 1950, autour du « mythe » de Staline dans le cinéma soviétique). On saisit néanmoins par ce biais toute la place et l’insertion des Lettres françaises dans les débats cinéphiles de son époque, à la fois centrales du fait de la stature de Sadoul et de son travail, et spécifique – depuis ce lien culturel singulier qu’elles constituent, au cœur notamment de la Guerre froide. Ces développements sont donc utiles pour positionner Les Lettres françaises dans un des pans culturels de son temps – le cinéma – et sa contribution – réelle – à celui-ci. Notons au passage qu’on avait déjà un ample aperçu de ces analyses dans l’anthologie des Lettres françaises publiée en 2019 : on peut s’y reporter pour avoir accès aux textes originaux de Sadoul, dans la sélection qu’en propose Valérie Vignaux, en complément et en illustration du livre[3].
Plus largement, ce livre est aussi un exemple et une analysede ce qu’est être un intellectuel communiste. D’abord par la reconstitution du parcours de Sadoul en tant que tel. Ensuite par la restitution de ce en quoi ce compagnonnage a pu nourrir le regard sur le cinéma que Sadoul a construit. Cela l’est d’autant plus que ce livre prolonge un autre pan des recherches de Valérie Vignaux sur une autre personnalité communiste du cinéma : Léon Moussinac[4], étroitement associé à la restitution de la biographie de Sadoul, tant les liens personnels qui existent entre les deux hommes sont forts – il est une figure paternelle pour Sadoul (p. 83) – et par les continuités dans leur travail autour et sur le cinéma et les études cinématographiques à tous deux. De ce point de vue, cette biographie de Sadoul vient creuser à son tour le sillage des travaux portant sur le cinéma et le communisme[5], autant qu’elle analyse une figure d’intellectuel moins « organique » et plus autonome que d’autres[6].
Tout le premier temps du livre est, pour sa part, une biographie plus « classique » de Sadoul. Le souci de l’autrice est de dégager les nœuds de sa trajectoire, en prenant soin de restituer la contingence des circonstances comme la présence constante du cinéma – c’est-à-dire les continuités – dans ce parcours de vie, au-delà de « l’illusion biographique » (Bourdieu). S’en dégage toute une stratification qui nourrit le travail intellectuel et cinématographique de Sadoul, son approche du cinéma : son passage par le groupe surréaliste ; son entrée en communisme ; son travail, dans le cadre de cet engagement, dans les publications pour enfants du PCF (il est rédacteur en chef du magazine jeunesse Mon Camarade et cet aspect de sa vie fait l’objet d’une analyse précise de la part de Valérie Vignaux, p. 91-109[7])… De cette dernière expérience découle pour Sadoul une réflexion sur la culture et sa démocratisation qui se prolonge dans le cadre du rassemblement culturel antifasciste des années 1930 et ses expériences plus systématiques dans le cinéma. C’est ce nœud historique et personnel qui fait basculer pleinement Sadoul dans le cinéma (critiques de films à Regards, engagement dans Ciné-Liberté, la section cinéma de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, l’AEAR). Son rôle de cheville ouvrière dans la Résistance est bien sûr restituée. L’est aussi celui de la guerre dans sa propre trajectoire puisqu’elle acte définitivement sa bascule vers le cinéma, son écriture (p. 188-189), son enseignement et la réorganisation de ce milieu dans l’après-guerre, dans la continuité des engagements des années 1930.
Sur tous ces nœuds, tant biographiques qu’historiques, l’intention de l’autrice est de « réhabiliter » Sadoul. Elle note combien Sadoul est trop souvent ignoré, notamment par les chercheurs, car trop discret, trop modeste dans ses propres écrits et témoignages sur ces évènements, de son compagnonnage surréaliste à son engagement résistant (p. 143-144) en passant par son importance dans l’histoire de l’histoire du cinéma. Cette biographie est dès lors d’une certaine manière un miroir « sadoulien » promené sur tous ces évènements et cette histoire, un regard « décalé » sur eux et une ouverture sur un autre récit de ces évènements et sur d’autres sources possibles. Ce constat vaut également pour le couple Aragon/Triolet, évidemment récurrent au fil de l’ouvrage vu ses liens avec Sadoul : la vie de Sadoul enrichit le récit de nombre d’épisodes partagés (le Congrès de Kharkov, la Résistance…), donne à voir un autre regard sur ces épisodes. Elle offre d’ailleurs des aperçus utiles aux chercheurs sur des documents ou des archives complémentaires sur eux, en dépit des limites et des lacunes que relève Valérie Vignaux (p. 428), et au-delà des propres choix de l’autrice (exclusion par exemple du livre de Sadoul sur Aragon publié chez Seghers en 1967, pour se focaliser sur les écrits cinématographiques dans le dernier chapitre).
C’est là tout l’intérêt de l’ouvrage, par-delà de son apport premier et principal à l’histoire de l’histoire du cinéma : (re)mettre en valeur cette figure intellectuelle méconnue tout en suggérant d’autres focales, d’autres sources possibles au chercheur, « trioleto-aragonien » ou autre (histoire des intellectuels communistes…).
[1] Par exemple « Georges Sadoul et le surréalisme (1925-1932) ou chronique d’un itinéraire intellectuel », Annales de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, n° 17, 2016, p. 15-46.
[2] « Georges Sadoul, Les Lettres françaises et le cinéma stalinien en France », dans La cinéphilie : invention d’un regard, histoire d’une culture (1944-1968), 2003, rééd. Paris, Hachette littératures, 2005, coll. « Pluriel », p. 63-96.
[3] Guillaume Roubaud-Quashie (dir.), Les Lettres françaises, 50 ans d’aventures culturelles. Anthologie, Paris, Hermann, 2019, p. 391-504.
[4] Valérie Vignaux (dir.), Léon Moussinac, un intellectuel communiste, avec la collaboration de François Albera, Paris, AFRHC, 2014 et Léon Moussinac, critique et théoricien des arts, anthologie critique établie par Valérie Vignaux et François Albera, Paris, AFRHC, 2014.
[5] Par exemple Laurent Marie, Le cinéma est à nous. Le PCF et le cinéma français de la Libération à nos jours, Paris, l’Harmattan, 2005 et Pauline Gallinari, Les communistes et le cinéma en France, de la Libération aux années 1960, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
[6] Un André Wurmser par exemple : voir Erwan Caulet, « André Wurmser, critique littéraire ou comment être intellectuel (et) communiste », Revue historique, n° 689, 2019, p. 101-131
[7] Patricia Richard-Principalli en offre une remise en perspective sur le temps long dans Littérature enfantine et communisme. L’exemple de L’École et la Nation (1961-1970), Bordeaux : Presses universitaires de Bordeaux, 2022.