Compte rendu par Marianne Delranc Gaudric de: Victor Chklovski, Lettres à Elsa Triolet

Publié par J. P. le

Compte rendu par Marianne Delranc Gaudric de: Victor Chklovski, Lettres à Elsa Triolet, traduit du russe par Paul Lequesne et Valérie Pozner, texte établi par Valérie Pozner, Marina Salman & Rena Tkatchenko, Gingko éditeur, juin 2023, 160 pages, 15€.

Ce petit volume passionnant réunit les lettres, pour la plupart inédites, de Victor Chklovski à Elsa Triolet, présentes au Fonds Aragon-Triolet du CNRS. Écrites de 1922 à 1970 (mais elles ne sont pas toutes datées), elles témoignent de l’amour extraordinaire et de l’admiration de Victor Chklovski, ce grand écrivain russe, pour Elsa Triolet. Il manque malheureusement l’autre volet : les lettres d’Elsa Triolet à Chklovski, introuvables à ce jour ; ce dernier en a publié quelques-unes dans son roman Zoo, roman épistolaire qu’il considère comme écrit à deux, mais les autres ont disparu. Le double de l’une d’elles, incomplète car brûlée en partie dans l’incendie de l’hôtel où Elsa Triolet séjournait, avait pu être retrouvé, grâce à Léon Robel, aux Archives littéraires centrales de Moscou ; elle concerne le roman Camouflage et nous l’avions traduite, commentée et publiée dans Recherches croisées n°4 (1992).

Il faut saluer le travail de décryptage de ces lettres manuscrites, l’écriture de Victor Chklovski étant très difficile à lire, ainsi que la traduction qui s’efforce de rendre le style à la fois très concis, très imagé et souvent surprenant de l’auteur.

Victor Chklovski (1893-1984) eut une vie extraordinaire : fondateur avec Vladimir Pozner et d’autres jeunes gens des « Frères Sérapion », groupe d’avant-garde dont la devise était : « À chacun son tambour », fondateur de l’OPOÏAZ en 1916  (Société pour l’étude du langage poétique) et du Formalisme russe, à la fois romancier, essayiste et théoricien du langage et de la littérature, il faisait partie du groupe d’amis (Maïakovski, Jakobson, Pozner et bien d’autres) qui se réunissaient chez Lili et Ossip Brik, sœur et beau-frère d’Elsa Triolet.

Il fut aussi un homme d’action : ayant combattu sur le front allemand avant 1917, puis dans l’Armée rouge contre Wrangel, émissaire du gouvernement provisoire en Galicie et en Perse, professeur à l’Institut d’Histoire de l’Art et à la Maison des Arts de Petrograd, il quitta l’Union soviétique pour Berlin en 1922 — au moment où Elsa Triolet y séjournait — puis retourna en Union soviétique en 1924. Il résume d’ailleurs sa vie en deux pages d’un style lapidaire dans une lettre des années soixante (p. 136-137, la date n’est pas précisée).

C’est lui qui, dans « ce pur chef d’œuvre qu’est Zoo » (comme le disent les traducteurs) publia les premiers textes d’Elsa Triolet, lettres qu’elle lui avait adressées, et l’on suit la genèse de ce livre au fil de sa correspondance. C’est lui qui l’incita à devenir écrivaine parce qu’il admirait sa façon d’écrire. Cette admiration, il l’exprime dans Zoo à propos de la lettre où Elsa Triolet évoque son enfance et sa nourrice Stécha ; il l’exprime aussi dans une lettre (non datée) écrite de Hambourg alors qu’il est en train de rédiger Zoo :

« Mon bouquin comparé à toi n’est qu’une boîte d’allumettes (…)

Tu écris

admirablement

bien

Ma parole

tout est parfait

D’un point de vue littéraire tu es terriblement douée. Je n’ai encore jamais vu ça. » (p. 61-62)

Puis, dans la lettre suivante : « Elsa Iourevna Triolet est une très bonne écrivaine russe, et la première à qui je dis cela (…) Tu écris vraiment très bien (…) Ta flamme si singulière (…) Je baise la main de l’écrivaine russe Elsa Triolet ». On pourrait multiplier les citations élogieuses qui détruisent l’idée assez répandue en France que, si Aragon faisait l’éloge de sa femme, c’était (au mieux) par galanterie, alors qu’elle était déjà une écrivaine reconnue avant de le rencontrer. Comme Aragon, Chklovski éprouve une certaine jalousie à l’égard d’Elsa Triolet: « Tes lettres sont si bonnes que j’éprouve à leur endroit un sentiment de rivalité » (p. 72).

L’écriture de Zoo s’opère d’ailleurs à deux comme le montre la lettre 30: « De Zoo a été viré tout ce qui te fâche, exceptée une minuscule souris, mais elle est très gentille » (p. 81). Quelques lettres laissent d’ailleurs deviner qu’Elsa Triolet s’est sentie dépossédée d’elle-même: « Tu m’as dit que c’était tout moi de t’avoir volé (tu ne l’as pas dit si bien) la dédicace, en expliquant pour la forme que la femme n’existait pas, que la dédicace était un artifice » (lettre 24, p. 57). Il se justifie assez longuement par la suite: « Vois-tu, enfant, personne n’a besoin de complète réalité en art. Personne n’a besoin de savoir que V.C. aimait E.T. tandis qu’elle non »; suit un développement sur la réalité et l’illusion en art (lettre 26, p. 66). Et le « mardi 20 mars », il montre que ce roman est une œuvre commune: « Je t’envoie notre livre. Regarde-le et renvoie-le-moi. Si tu peux, avec une lettre. » (Lettre 28, p. 71). Cette écriture en couple se poursuivra sous d’autres formes avec Aragon.

Avant de retourner en Russie, Chklovski recommande Elsa Triolet à Maxime Gorki, lequel séjourne alors à Saarow près de Berlin : « elle a beaucoup de talent (…) cette femme est une personne très remarquable. Et la littérature a besoin d’elle (…) Si vous pouviez écrire une préface à son livre ou bien le publier dans Besseda [revue en langue russe], vous feriez d’elle un écrivain » (p. 89-90) ; c’est qu’à ce moment, Elsa Triolet est en train d’écrire son premier livre:  À Tahiti ; Maxime Gorki, qu’elle va voir à Saarow lui donnera des conseils, qu’elle ne suivra d’ailleurs qu’en partie (cf. ma thèse : D’ Эльза Триолэ à Elsa Triolet, INALCO, 1991 et la publication/traduction des lettres de Gorki et Elsa Triolet en annexe).

Ces lettres de Chklovski à Elsa Triolet évoquent aussi leurs amis communs qui révolutionnèrent la littérature dans les années vingt et toujours par petites notes concrètes, ainsi : »Bogatyriov [l’un des fondateurs du Cercle linguistique de Moscou], qui avait du biscuit et du beurre chez lui sur sa fenêtre, et nous venions en manger  » (on est en période de famine) et qui « enseignait dans divers instituts tout en collectant le folklore révolutionnaire ; il était lié à Roman Jakobson, mon ami, mon frère » (p. 78); rappelons que Jakobson était aussi un ami d’enfance d’Elsa Triolet.

Elles parlent également de théorie littéraire, de procédés d’écriture ; par exemple :  » dans une œuvre, les choses ne doivent pas se tenir immobiles côte à côte, elles doivent faire ressort et presser l’une contre l’autre (…) les éléments d’un texte doivent lutter l’un contre l’autre. » (p. 85-86). Chklovski donne à Elsa Triolet de nombreux conseils pour l’écriture de son second roman Fraise-des-Bois (dont elle tient plus ou moins compte), par exemple : « Il faut ménager dans le texte un double-fond. Pour la contrebande » (notion qui fera son chemin aussi bien chez Elsa Triolet que chez Aragon notamment pendant la guerre).

Cette correspondance s’interrompt en 1927 puis reprend en 1945, par une lettre émouvante où Chklovski annonce la mort de son fils, tué en 1945 en Prusse orientale (p.114) et où il affirme: « Nous resterons ensemble, mais dans des littératures différentes » (p. 115). Les lettres évoquent ensuite essentiellement les livres parus ou à paraître, les amis disparus ou honorés ; on y trouve aussi des réflexions sur le futur — thème important aussi bien pour Elsa Triolet que pour Aragon — ou sur l’évolution de la société.

La dernière lettre, du 27 juin 1970, est adressée à Louis Aragon après la mort d’Elsa : « Elle est morte en soldat. Elle est morte en général et gardienne de la grande armée d’une humanité nouvelle et guère heureuse (…) Ami, poursuis ton admirable chanson » (p. 154-155).

La lecture de ce beau livre d’amour est donc indispensable à la connaissance d’Elsa Triolet aussi bien que de Victor Chklovski.

Marianne Delranc Gaudric

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