Compte rendu par Roselyne Waller de : Alain Trouvé, Cinq études sur Aragon, Théâtre/Roman, 2021

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Alain Trouvé, Cinq études sur Aragon, Théâtre/Roman

Dans ce recueil Alain Trouvé a rassemblé des versions remaniées d’articles prononcés ou édités dans des atelier, colloque et ouvrages collectifs, écrits entre 2012 et 2014 et témoignant de son approche persistante de Théâtre/Roman, roman singulier d’Aragon. Il rappelle que ce « roman-monstre », donné par son auteur comme son « dernier roman » (avertissement qui figurait sur le bandeau rouge de l’édition Gallimard), s’il fut salué quasi unanimement par la critique pour l’ampleur des thèmes abordés, pour sa lumineuse virtuosité stylistique ou les arcanes de sa construction, est resté l’un des moins lus d’Aragon en raison de sa complexité. Laquelle explique peut-être les assez nombreux travaux critiques dont il a fait l’objet – qui n’épuisent pas néanmoins les questionnements que suscite ce roman volontairement « déroutant ».

Les analyses d’A. Trouvé relèvent d’une lecture orientée par des outils critiques précis comme l’indique la publication de l’ouvrage dans la Collection « Approches Interdisciplinaires de la lecture » des éditions Épure (Éditions et presses universitaires de Reims, 2021) et comme il l’explicite dans son Avant-propos et le fait apparaître dans le sous-titre de l’ouvrage : « Du texte à l’arrière-texte ». Sa lecture de Théâtre/Roman use de la notion d’arrière-texte, formulée par Elsa Triolet et reprise pour son propre compte par Aragon évoquant en 1966 « l’existence d’un arrière-texte mental aux versions romanesques de [sa] vie » écrites depuis plus de quarante ans. L’arrière-texte est pensé comme un prolongement, un affinement et un dépassement de la théorie de l’intertextualité, notamment parce qu’il prend en considération un intertexte caché, latent, « un en-deçà des mots, verbal et non verbal » (p. 11) qui n’est pas nécessairement conscient mais participe de la création littéraire, et permet de cerner au plus près, par une lecture minutieuse, le fonctionnement de l’écriture. Ce concept est l’un des axes de recherche d’Alain Trouvé, comme le montrent sa participation à diverses publications telles que Intertexte et arrière-texte : les coulisses du littéraire (2010), ou L’Arrière-texte : Pour repenser le littéraire (2013) et son essai Nouvelles déclinaisons de l’arrière-texte (2018).

L’arrière-texte implique d’user de certains concepts psychanalytiques pour repérer déplacements et non-dits et les décoder – seront convoqués dans ces études Freud, Lacan, André Green, Didier Anzieu ; et il s’applique aisément à l’œuvre d’Aragon qui reconnaît l’implication de l’inconscient dans la fabrication littéraire, particulièrement dans Théâtre/Roman (l’Acteur se demande dans un des chapitres si le personnage de Vieux ne serait pas Sigmund Freud, et invite en conséquence à une relecture, dans cette optique, de ce qui a été écrit). Cette reconnaissance comprend pour A. Trouvé celle du lecteur par la « délégation à autrui de la possibilité d’interpréter, un partage de souveraineté assez rare dans le monde des Lettres pour être souligné » (p. 11), elle ouvre un espace commun d’écriture/lecture.

Dans ces cinq études, l’auteur ne reprend pas frontalement les grandes thématiques d’ensemble déjà envisagées par la critique littéraire, touchant à la fabrication de l’œuvre (construction labyrinthique, inachèvement, notions de théâtre et de roman, fonction de la création), aux problématiques identitaires ou à l’inscription de l’Histoire (naufrage des convictions) ; il examine de son point de vue, dans des chapitres intitulés respectivement 1. Négatif, 2. Corps, 3. Histoire, 4. Auteur, 5. Surréalisme et ʼpataphysique, certains passages signifiants du roman, hormis la première étude portant sur son intégralité – ce qui l’amène néanmoins à croiser certaines de ces thématiques.

La première étude « Le roman comme théâtre et le travail du négatif » est inspirée par le travail du psychanalyste André Green dans son ouvrage Le Travail du négatif (1993).

Le négatif relève pour Green de diverses modalités de l’inconscient, dont le refoulement et la forclusion. La forclusion, concept de Lacan poursuivant la pensée de Freud sur la psychose, résiste davantage que le refoulement à l’analyse dans la mesure où elle n’est pas convertie en symptômes interprétables mais relève du non symbolisable, du non traductible en mots, et elle peut trouver une expression littéraire dans laquelle elle se dessine en creux, en vide, en évitement. A. Trouvé rapproche cette forme de négatif de la pensée de Blanchot écrivant dans L’Espace littéraire (1955) : « Ce qui ne peut se dire doit pourtant s’entendre » – on peut tenter d’entendre ainsi Théâtre/Roman.

A. Trouvé repère dans Théâtre/Roman des formes de négativité. Une forme d’évitement peut s’y lire dans une couleur lacanienne humoristique à travers des calembours (« Comment taire ? » ou « Cygne à terre »), mais le négatif s’inscrit surtout dans une dépersonnalisation fonctionnant comme négation de l’identité de personne : elle est identifiable dans la confusion des pronoms et des narrateurs, dans la « fissuration » des personnages dont les traits renvoient à d’innombrables pilotis autotextuels et autobiographiques et dont s’efface, dans le texte, le nom même (ainsi de Violette à Viol et à V). Il se trouve figuré dans la récurrence des oxymores et paronomases faisant apparaître la quasi équivalence des contraires, ou le jeu avec la matière même des mots, fréquent dans la psychose. Le travail de négation se lit aussi dans l’inaptitude des mots, affirmée dans le roman, à dire le monde, à renvoyer à autre chose qu’à eux-mêmes – ce qui pourrait donc décourager toute tentative de lecture du roman… Pourtant certains jeux intertextuels indiquent une ambivalence. L’autotextualité, très présente dans Théâtre/Roman (par les références à Blanche ou l’oubli, à La Chambre d’Elsa, à La Défense de l’infini, aux Paramètres notamment) fonctionnerait plutôt comme ressassement obsessionnel personnel, mais la très riche intertextualité (Baudelaire, Rilke, Shakespeare, Racine, Corneille, Montchrestien, Lautréamont, Queneau…) ouvre sur une « réassurance symbolique par le texte littéraire d’autrui » (p. 24). La réécriture (de ses propres textes ou de celui d’autres écrivains) peut se lire comme échappée par rapport à l’enfermement. Aragon rétablit dans son roman une manière de maîtrise du négatif à travers des formes qui valent comme démarquage poétique de la folie. Il « compose avec les structures négatives de la psychose » (p. 26). La conception du roman développée dans Théâtre/Roman (« Tout roman est à la fois un suicide et une tentative d’éviter son suicide ») s’apparente à une « négation positive » (p. 30) et fonctionne en quelque sorte comme sublimation du travail du négatif. Les débordements du chaos et le vertige sont bordés et bornés par la fabrication d’une forme transgénérique originale. De surcroît le roman intègre, en la contrôlant par l’écriture, la présence du vide caractéristique de la psychose, en particulier par l’affirmation que l’homme et/ou le romancier est capable « d’inventer ce qu’il ne sait pas ». Cette présence-absence qui, pour Lacan, est représentée dans le tableau d’Holbein Les Ambassadeurs par une forme bizarre, ininterprétable au premier abord et figurant néanmoins l’anamorphose d’un crâne, trouve une expression équivalente précise dans Théâtre/Roman : « Dans ce que je vois il y a toujours ce que je ne vois pas ». Le délire négatif enfin, passant par une chaîne incluant l’auteur, le personnage, comédien et metteur en scène, atteint et implique « l’homme lu », le lecteur, et l’appelle à reconfigurer un sens dans ce qui ressemble à un transfert – l’œuvre est aussi une invite positive à un échange sans limitation.

Les trois études suivantes examinent quatre chapitres de la Première partie de Théâtre/Roman (« L’Homme de théâtre ») qui constituent un ensemble intitulé « Daniel ou le Metteur en scène », analysant ce que l’arrière-texte peut révéler des corps (Chapitre 2. Corps ), de l’Histoire (Chapitre 3. Histoire) ou de la voix d’auteur (Chapitre 4. Voix).

Dans le chap. 2, « 7779 : énigme du corps et corps de l’énigme selon Théâtre/Roman », l’importance accordée aux corps dans le roman est manifeste. L’omniprésence du corps y a partie liée avec celle du théâtre, genre impliquant les corps des acteurs, mais aussi ceux du metteur en scène et des spectateurs. Dans le roman, les discours sur le corps, pris dans sa dimension physique (Aragon a été médecin) et psychique font apparaître « une entité déchirée » (42). Le corps de l’Acteur est représenté comme le champ de bataille d’un être dépossédé de son propre corps qui doit absorber celui des innombrables auteurs joués et des metteurs en scène : le « corps parlé » dans le roman subit discordance et violence. Mais l’histoire de l’auteur Montchrestien, dont Daniel, le metteur en scène veut monter la pièce « Les Lacènes » (c’est des répétitions théâtrales de celle-ci qu’il est question dans l’ensemble des quatre chapitres de Théâtre/Roman entre Daniel et le personnage d’acteur de Romain Raphaël) révèle en arrière-plan une dimension d’évitement dans l’écriture ; l’interprétation est prise en défaut, c’est le non symbolisable qui se dit. En effet elle fait apparaître, si l’on peut dire, un corps disparu : il ne reste du corps de Montchrestien, huguenot tué dans une embuscade, dont le cadavre fut brûlé et dont les cendres furent dispersées, qu’un billet trouvé sur lui portant les chiffres 7779, dont personne jamais ne put saisir le sens. Ce chiffre indécodable vaut comme mise en abîme d’un corps indicible, figure même de l’énigme – et cette aporie pourrait montrer les limites de l’exploration arrière-textuelle. Mais le fait que sur le bras de Daniel se trouve gravé le même chiffre, matricule de camp de concentration, ne fait pas que renforcer l’énigme dont le mot est impossible à trouver, il crée un réseau dans le désordre et la folie des vies et du monde ; et Aragon, transgressant poétiquement l’ineffable, le fait apparaître dans l’allégorie d’un échangeur d’autoroute anthropomorphisé : ce corps composite et chaotique devient la figure du croisement des destins, mais aussi de l’échange entre auteur et lecteur.

Dans le chapitre 3, « L’énigme Montchrestien dans Théâtre/Roman », Alain Trouvé s’interroge sur le choix, par Aragon, de cet auteur confidentiel et propose, en sus d’explications déjà avancées par d’autres chercheurs, une hypothèse fondée sur une exploration de l’arrière-texte. Il observe que le romancier lui-même fournit dans le roman une analyse arrière-textuelle mise en abîme, à propos de Montchrestien et des Lacènes, à travers les suggestions interprétatives des personnages de L’Acteur et du Metteur en scène. Pour ce qui est de l’auteur de Théâtre/Roman, l’analyse arrière-textuelle montre que la figure de Montchrestien permet d’introduire en filigrane une significative dimension historique. Un maillage est constitué entre le chiffre 7779 trouvé sur cet auteur qui amène au camp nazi où ce chiffre fut le matricule de Daniel, et à l’engagement communiste de celui-ci ; entre Montchrestien partisan de la Réforme religieuse et qui, ayant écrit un Traité de l’économie politique, apparaît comme une sorte de précurseur de Marx et le réformateur Cléomène qui d’abord préoccupé du bien du peuple deviendra un tyran, renvoyant à la trajectoire de Staline – et l’ensemble établit un lien, évidemment critique, qui n’est pas dit explicitement, entre nazisme et stalinisme. Alain Trouvé décrypte aussi dans la présence de Montchrestien, liée à Malherbe dans le roman, une prise de position latente d’Aragon en faveur d’une littérature qui ne refuse pas l’Histoire, même chaotique, mais articule l’écriture aux chaos de l’Histoire.

La quatrième étude « Arrière-texte et voix d’auteur : Aragon/ Ponge, deux cas antithétiques ? » s’intéresse à la notion de voix d’auteur, celle-ci suggérant la trace du corps écrivant, pour cerner le processus d’invention scripturale comme « parole singulière » ou « grain de voix » (Barthes). Examinant de ce point de vue deux œuvres à l’esthétique d’apparence totalement opposée – Théâtre/Roman (1974) d’Aragon, roman atypique et lyrique d’un sujet démultiplié et brouillé et Comment une figue de paroles et pourquoi (1977) de Ponge, poème à la forme originale, anti-lyrique, célébrant l’objet – il fait apparaître des points de rencontre, les deux textes pouvant se lire comme des arts poétiques : par des moyens et selon des formes différentes, ils relèvent d’une écriture comme procès et comme inscription de la voix d’auteur, qui vaut comme valorisation plus que comme faillite de la figure d’auteur. Par ailleurs, pour les deux écrivains, un arrière-plan socio-culturel de la voix d’auteur est repéré, qui au-delà des disparités biographiques, constate une convergence dans l’importance conférée à l’ancrage social du métier d’écrivain autant qu’à l’ancrage physique de l’écriture. Enfin l’arrière-texte de la voix, à travers l’intertexte Montchrestien, introduit un dialogue latent entre les deux écrivains, et Théâtre/Roman serait une réponse implicite au Pour un Malherbe (1965) de Ponge. A. Trouvé s’interroge alors sur la position de ces auteurs concernant le droit du lecteur critique à interpréter la voix d’auteur et ce qu’elle suppose d’implicite. La position de Ponge à cet égard semble fermée, mais présente néanmoins des ouvertures, notamment au sens où il reconnaît l’influence de l’inconscient dans la création, donc la possibilité de son interprétation. Aragon, dans son roman même, défie parfois agressivement le lecteur d’interpréter un roman écrit pour le désorienter, sauf à ce que ce lecteur prenne en compte la complexité de son désordre. Ainsi ces deux écrivains si divers participent à une sorte de résurrection voilée de l’auteur (à une époque où la notion a été mise à mal), mais un auteur qui délègue à un lecteur scrupuleux la possibilité d’interpréter et valide ainsi la dimension créative de l’acte de lecture ; ce lecteur peut donc établir à travers l’arrière-texte une relation avec un auteur perçu « comme sujet à l’œuvre et non seulement comme objet de discours » (p. 87).

La cinquième étude, « Queneau, Aragon et le surréalisme, Une hypothèse pour la lecture de Théâtre/Roman » se focalise sur un chapitre de la première partie de Théâtre/Roman, « L’Acteur sur la plate-forme de l’U », qui évoque inévitablement l’autobus S des Exercices de style de Queneau. Depuis la fin des années soixante Aragon repense son passé surréaliste et l’auteur de l’étude se demande si, dans le contexte de la débâcle identitaire réactivée pour Aragon par l’échec de l’idéal politique auquel il s’était voué, la référence à Queneau, fondateur de l’OuLiPo, peut se lire comme rejet suicidaire de ses choix littéraires et politiques. Les différentes formes de leurs « proximités intellectuelles » (rupture avec le surréalisme, intérêt pour la psychanalyse, pour les langues, le jeu avec la langue…) et une « couleur quenienne diffuse » (95) de Théâtre/Roman (mélange des genres, personnage romanesque supposé inventé par un autre, calembours) jouent néanmoins dans des perspectives de sens divergentes. Et l’analyse des détails de ce chapitre du roman ne permet pas non plus de conclure à une réécriture patente des Exercices de style de Queneau. A. Trouvé envisage alors l’intertextualité latente de ce chapitre, son arrière-texte, du point de vue des enjeux politiques et esthétiques de l’écriture chez Aragon et Queneau. Les « vertus du Nombre » mises en avant par Queneau, adepte des mathématiques, dans la construction du roman pourraient trouver un écho dans la conception tardive d’Aragon du roman comme « science de l’anomalie », mais Aragon ne va pas jusqu’à l’indécidabilité du signe propre à la ʼpataphysique. Pour ce qui est du rôle de l’inconscient dans l’élaboration romanesque, Queneau apparaît comme écrivain postfreudien, usant de l’inconscient comme symptôme à déchiffrer par le lecteur, alors qu’Aragon se situe plutôt d’un côté lacanien orienté vers la forclusion, où il s’agit essentiellement « d’appréhender poétiquement cette structure du déni » (p. 106) . Reste le rapport à la langue, qui est décelé par un détour reliant le chapitre« L’Acteur sur la plate-forme de l’U » à un autre, figurant un peu plus loin dans le roman, « Jouer Dom Juan », lequel fait dialoguer l’Acteur et un « Pseudo-Molière ». Aragon s’y livre à une débauche de calembours et déformations langagières radicalisant des pratiques d’écriture de Queneau, mais le jeu s’achève sur une rectification sérieuse, subordonnant les délires langagiers à l’énonciateur qui reste le maître du sens à faire surgir de la forme, se démarquant ainsi de Queneau. Ainsi l’intertexte latent constitué par Queneau, s’il fait apparaître des points de convergence entre les auteurs, révèle surtout des divergences de choix esthétiques tenant essentiellement à l’implication « du sujet donnant à lire son rapport au monde » (p. 110).

On observe dans le travail d’Alain Trouvé un système d’approches successives avec des reprises qui approfondissent l’analyse. Ainsi l’intertexte pongien, déjà examiné dans les chapitres 2 et 3, est repris dans le quatrième chapitre, où il devient l’objet d’une enquête globale, tout comme Queneau, convoqué dans la première étude, est au centre de la cinquième. Ainsi l’intertexte de Montchrestien et singulièrement le mystérieux chiffre 7779 sont-ils envisagés sous des angles différents dans les chapitres « Corps » et « Histoire ».

Cette circulation contribue à donner une unité à la somme des cinq études, à la constituer en ensemble, visée qui semble revendiquée par l’appellation qui leur est donnée de chapitres.
La recherche usant de l’arrière-texte est délicate, se donnant comme but de saisir, dans tous les sens du terme, des références cachées et des non-dits. Elle implique une lecture pointilleuse et savante – le dialogue crypté de l’auteur avec d’autres écrivains, ici Ponge, Lautréamont, Queneau, Jarry… supposant celui du lecteur critique qui risque des hypothèses. A. Trouvé attire l’attention sur ce point à diverses reprises dans ses études, mais aussi dans l’intitulé du cinquième chapitre et à travers la forme interrogative du titre du quatrième chapitre et de certains sous-chapitres, ou à travers les termes entre parenthèses de sous-titres comme « Le partage (éventuel) de la fonction de sujet créateur » (Chap. 4) et « Scène d’écriture aragonienne (conjecturée) » (Chap. 3) – tous éléments qui soulignent la posture du lecteur critique s’aventurant sur des voies non balisées. Ces hypothèses relèvent évidemment d’une « conjecture raisonnée » (p. 72), qui confronte le texte à un arrière-plan qui est celui de l’auteur mais aussi celui du lecteur-interprète ; elles peuvent ne pas être toutes conclusives, et entraîner à une relance de l’enquête, dans la mesure où elles portent sur des aspects particuliers du mécanisme créateur qui ne sont pas explicitement exprimés mais présents de manière latente, pointant précisément ce qui dans l’écriture n’est pas explicite, est irréductible aux mots et y figure comme une présence-absence. Mais cette forme d’investigation est en quelque sorte justifiée par Aragon qui n’affirme pas uniquement dans Théâtre/Roman que de l’invisible toujours se dissimule dans le visible, mais écrit dans Le Fou d’Elsa : « je suis ce malheureux comparable aux miroirs/Qui peuvent réfléchir mais ne peuvent pas voir » d’Aragon ; ce sont précisément ces vers que Lacan cite dans son Séminaire XI pour illustrer ce qui échappe au conscient et que l’œuvre d’art peut donner à voir à sa manière unique, oblique. La démarche arrière-textuelle va dans le sens d’une ouverture des perspectives, et la fécondité du sens dégagé la légitime, tout comme les liens tressés entre auteurs ou la communauté auteur/lecteur qu’elle suppose et édifie à la fois.

Cette manière d’aborder les textes semble particulièrement adaptée à une œuvre comme Théâtre/Roman qui tourne autour du théâtre, haut lieu de toutes les formes d’interprétation. C’est en tout cas ce qui ressort aussi de la réflexion de Marie-Amélie Robilliard sur l’auteur et metteur en scène Tiago Rodrigues. Le théâtre de celui-ci explore toutes les manières que le corps peut avoir de s’approprier l’écrit, matérialisant toutes les relations possibles entre le texte littéraire et les humains, dont bien évidemment la lecture approfondie – la scène devient alors un lieu où apparaissent à travers les corps présents « des choses qui ne sont pas là », où « l’invisible passe par le biais du visible » (Parages, revue du Théâtre National de Strasbourg, n°10, octobre 2021).

On n’oubliera pas de mentionner la première de couverture (Danièle Gibrat, « Horitzó : cardinal presque, il fait bleu », (détail), 2020) où la superposition bleutée de morceaux de papier déchirés de toutes sortes de formes, y compris des enroulements, papiers à carreaux d’écolier, papiers à dessins avec des nuages ou recouverts de faisceaux de lignes emmêlées peut renvoyer aussi bien à Théâtre/Roman, roman « débroché », qu’à tout ce que son désordre fabriqué dissimule et qui peut être décrypté par une lecture scrutatrice.

On signalera enfin que dans le cycle de conférences organisé par La Maison Elsa Triolet-Aragon en 2022, à l’occasion des quarante de la mort d’Aragon, Alain Trouvé poursuivra son exploration de Théâtre/Roman dans un exposé intitulé « Le dernier Aragon » (13 décembre 2022, Espace Niemeyer, Paris).

Roselyne Waller, février 2022.


P. P.

Patricia Principalli, maître de conférences à l'Université de Montpellier