Antonin Liehm au séminaire de l’ERITA 2004

Publié par P. P. le

arton819.jpg

Antonín Liehm (1924-2020) est mort le 4 décembre 2020. Écrivain et éditeur, il a été le traducteur en tchèque de toutes les œuvres d’Aragon, à l’exception des Beaux Quartiers. L’ERITA l’avait reçu lors d’un séminaire le 5 juin 2004. Le compte rendu de la séance alors fait par Hervé Bismuth, que nous mettons aujourd’hui en ligne, permet de conserver une trace des échanges passionnants qui eurent alors lieu.

Compte rendu du séminaire de l’ERITA du samedi 5 juin 2004.
Lieu : Siège de La Pensée, 64 rue Auguste Blanqui, à Paris.

MATIN (8H30-12H)

Témoignage d’Antonin Liehm

Accueil d’Antonin Liehm par le Président de l’ERITA, Reynald Lahanque.

Tour des questions envisagées : Reynald Lahanque propose à A. Liehm de s’exprimer sur la question de la traduction d’Aragon en tchèque, Aragon et le Printemps de Prague, le rôle des Lettres françaises à Prague, les « images » d’Aragon dans la Tchécoslovaquie socialiste, la Lettre internationale. Maryse Vassevière propose également : les rapports d’Aragon avec les romanciers tchèques, notamment Kundera.


Les réponses d’A. Liehm portent sur :

1. La revue Lettre internationale. A. L. en a été le créateur et le directeur (Paris, 1984-1999). Elle a donné lieu à de multiples éditions, en Allemagne et dans les pays de l’Est, jusque vers 2000 environ.

2. La rencontre de Mitterrand avec les dissidents tchèques en 1988.

3. L’américanisme du président Vaclav Havel et dans les autres pays de l’Est et ses raisons.

4. La nostalgie actuelle des peuples de l’Est pour l’ancien régime communiste : préférence donnée à la « sécurité » sur la « liberté ».

5. Aragon : A.L. l’a rencontré pour la première fois en octobre 1945, il avait alors 21 ans, chez Hoffmeister. Il l’a revu ensuite en 1956 à paris, puis est resté un de ses proches jusqu’à la fin des jours d’Aragon.

6. La traduction : A.L. a reçu d’abord commande de la traduction des Communistes en Tchécoslovaquie vers 1953 après la mort de Staline (auparavant il n’avait pas le droit de signer de traduction, appartenant à une obscure « liste noire ». Cette liste noire remonte à l’arrestation de Clémentis qui l’avait nommé aux Affaires étrangères). C’est avec Les Communistes qu’A.L. a « appris à traduire Aragon ». Pour lui, le dernier livre des Communistes, « c’est déjà La Semaine sainte ». Il en est venu par la suite à traduire tous les romans d’Aragon, à l’exception des Beaux Quartiers, déjà « très correctement traduit ». A.L. a traduit bien d’autres choses, notamment tout le théâtre de Sartre. Il traduisait beaucoup, par besoin d’argent : son appartenance à la « liste noire » des journalistes ne l’autorisait à avoir que des responsabilités et un salaire très bas, qu’il fallait qu’il compense par des piges de traduction, payées à la page.

7. L’accès du PC tchèque au pouvoir en 1946 : le PC avait gagné les élections en 1946 avec 40% des voix. À la différence des autres pays de l’Est, il n’a pas été imposé par l’armée soviétique. (Rappel : dans les années 1920, le PC était déjà assez fort en Tchécoslovaquie pour avoir failli alors prendre le pouvoir.) Ceci est important pour expliquer pourquoi lors du Printemps de Prague, personne ne se doutait seulement que les armées soviétiques pouvaient envahir le pays, qui vivait dans l’illusion d’être un pays « indépendant », quoique appartenant au Pacte de Varsovie. C’est en 1948 que la Guerre froide a justifié la démission volontaire des ministres non communistes. Le PC s’est de son côté raidi et a alors pratiqué le « putsch » qui a fait du pays un « satellite » de l’URSS et de son parti au pouvoir un parti stalinisé. La direction des autres partis a été ensuite « renouvelée ». A.L. insiste sur ce point : dans leur histoire, les deux partis communistes occidentaux les plus semblables, notamment par leur porosité à la soviétisation, étaient les partis tchèque et… français.

8. Sur le PCF et l’invasion soviétique : A.L. raconte comment il est venu à Paris à l’été 1968 pour demander à la gauche française de prendre une position claire (condamner l’intervention). Il se rappelle s’être trouvé avec Aragon et Roland Leroy. Aragon suggère à Leroy qu’A.L. explique lui-même ce qui s’est vraiment passé aux camarades français. Leroy répond que c’est une bonne idée et… ne l’a jamais rappelé. Il raconte également comment en 1969 il reçoit une invitation officielle pour la Fête de l’Huma, puis un coup de fil du Secrétariat du PCF lui indiquant qu’il avait reçu l’invitation « par erreur ».

8. Traduire le style d’Aragon : « Aragon ne construit pas, il écrit comme il respire » ; c’est ainsi qu’il « faut entrer dans le style d’Aragon »… ce qui ne l’a pas empêché d’aller quand même passer une journée chez un forgeron au moment d’écrire le passage de « Poix » de La Semaine sainte. « Il ne faut pas casser la phrase d’Aragon », donc il faut reproduire la longueur démesurée de certaines phrases, même si cette longueur est « étrangère à la culture tchèque ». Ce qu’il y avait de plus difficile chez Aragon était « sa respiration, une respiration de poète » dans une écriture en prose. [Court débat avec Léon Robel sur les questions de la traduction d’une langue à l’autre]. La « vraie » difficulté de traduire Aragon réside « bien entendu » dans le fait de garder la phrase d’Aragon tout en la faisant passer pour une authentique phrase tchèque.

9. Sur l’accueil des traductions d’Aragon en Tchécoslovaquie et dans les pays de l’Est : dans les années 1950, Aragon était pratiquement le seul auteur français traduit en Tchécoslovaquie (roman et poésie). En Pologne, il n’était que très peu traduit… parce qu’il était un écrivain communiste officiel et que cela nuisait à son image, Aragon le reconnaissait lui-même. Il était mieux accueilli en Hongrie et en Yougoslavie. En Tchécoslovaquie, la question se posait un peu différemment, même si son influence avait baissé dans les années 1960, pour les mêmes raisons qu’en Pologne. A.L. fournit un témoignage sur le séjour des Aragon à Prague en 1963 [Il ne savait pas qu’Aragon avait fait alors une lecture publique du Fou d’Elsa ; H. Bismuth la mentionne et renvoie à l’article qu’en a produit S. Ravis dans un numéro de Faites entrer l’infini de 1992]. Après 1968 et la réaction d’Aragon et des Lettres françaises à l’intervention soviétique, les traductions des livres d’Aragon ont été interdites en Tchécoslovaquie.

10. Souvenirs d’astuces de journalistes pour détourner, contourner, la censure, notamment : lors des interviews d’Aragon ou de Vercors, l’écrivain comme le journaliste savaient que les propos tenus par l’interviewé « étaient difficilement censurables », étant donné la notoriété de leur auteur.

11. Sur La Plaisanterie : en 1966, Kundera avait fait passer le manuscrit à A.L. pour qu’il le porte à Aragon (Kundera avait déjà rencontré Aragon à Prague). A.L. a lu le manuscrit pendant le Festival de Cannes 1966 sur la plage entre les films (il était alors critique cinématographique). Il porte ensuite le livre à Aragon en lui présentant « un grand livre ». Aragon emmène A.L. chez Gallimard, et A.L. explique à Gallimard le contenu du livre. Gallimard, favorable, donne le texte à lire à son comité de lecture… Pourquoi Kundera n’a-t-il pas voulu garder la préface d’Aragon ? Il lui a déclaré (déclarations qu’il reproduira plus d’une fois) que la traduction d’Aymonin était mauvaise, mais il a surtout certainement voulu se dégager des contingences politiques qui ont présidé à la sortie du livre. Il est vrai également que Kundera rédige depuis lui-même ses préfaces.

CR Hervé Bismuth

Documents joints


P. P.

Patricia Principalli, maître de conférences à l'Université de Montpellier