CR par Hervé Bismuth de : Josette Pintueles, Aragon et son Œuvre poétique, l’œuvre au défi, Classiques Garnier, 2014

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Josette Pintueles, Aragon et son Œuvre poétique. L’« Œuvre » au défi. Classiques Garnier, « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », octobre 2014. Prix : 49 €.

Cet livre, qui provient d’une thèse de Littérature française conduite sous la direction de Nathalie Piégay, est, bien plus qu’un essai, un ouvrage fondamental et nécessaire à la recherche aragonienne.
En 2012, l’année où la thèse dont il provient a été soutenue et félicitée, venait de se terminer le long cycle des rééditions « complètes » des œuvres romanesques (1997-2012) et poétiques (2007) d’Aragon dans la Pléiade, collection qui s’est à présent définitivement imposée comme la référence de l’œuvre d’Aragon, au point d’avoir totalement éclipsé dans les écrits universitaires les premières éditions « complètes » de son œuvre : les Œuvres romanesques croisées (ORC) d’Elsa Triolet et Aragon (1964-74, 42 volumes) et L’Œuvre poétique (L’OP) d’Aragon (1974-81, 15 volumes), revue et rééditée après la mort de l’auteur en 7 volumes (1989-90). Les textes romanesques d’Aragon n’ont certes pas souffert de la disparition des ORC au bénéfice de la Pléiade : les préfaces tardives qu’Aragon y avait ajoutées à ses œuvres y sont rééditées, tout comme elles l’étaient d’ailleurs déjà par Gallimard depuis les années 1970 et la création des collections Folio et L’Imaginaire qui ont réédité ces œuvres accompagnées de leurs préfaces.
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Il n’en est pas de même pour L’OP : les Œuvres poétiques complètes parues en Pléiade ne pouvaient certes reproduire L’OP ne serait-ce qu’à cause d’œuvres qui n’appartenaient à L’OP que pour avoir été absentes des ORC, comme Les Aventures de Télémaque — que Daniel Bougnoux a fait l’heureux choix d’éditer au nombre des œuvres romanesques parues en Pléiade. Mais l’hétérogénéité de L’OP va bien au-delà : une grande partie de son contenu n’aurait quoi qu’il en soit, et quelque large que soit l’acception générique de ces deux termes, sa place ni dans une collection romanesque ni dans une collection poétique, ni même dans une collection d’essais, telle celle actuellement en cours d’édition dans la Pléiade : les textes reproduits dans L’OP sont aussi des pièces de théâtre, des préfaces, des lettres, des traductions, des articles, des conférences — et même des textes allographes, corps étrangers a priori bien improbables dans l’œuvre complet d’un auteur. Mise en œuvre du vivant de l’auteur et par lui-même, L’OP apporte son lot d’inédits, mais aussi de préfaces, de commentaires, de notes, à une heure où Aragon est rompu depuis longtemps à la production incessante de métadiscours sur son œuvre, parfois contemporains de l’œuvre elle-même. Comment ne pas considérer comme appartenant à l’œuvre toute la guirlande de métadiscours parcourant L’OP, des métadiscours éclairant à la fois l’écrivain du passé et celui du présent de l’écriture éditoriale (« Ce poème que je déteste », dira-t-il en 1975 du très notoire Front rouge) ? D’autre part, L’OP interroge la notion même de « collection » : par ses manques, dont certains ne sauraient être imputés à des oublis, tel l’article injurieux « Corps, âme et biens » publié contre Desnos en 1930 ; par son refus d’insérer certains articles, entretiens, parus récemment en ouvrage, le plus récent étant Henri Matisse, roman (1971) ; par ses réécritures — voire ses faux en écriture, tel l’apocryphe « Chant de la Puerta del Sol » daté prudemment « Janvier 1928 ? » et qui ne saurait dater que de 1974.
Le premier mérite de l’ouvrage de Josette Pintueles est d’être un guide sûr pour naviguer dans cette impressionnante somme hétéroclite, et de conserver la mémoire de ce qu’est cette somme à l’heure où elle n’existe plus que dans quelques bibliothèques et chez quelques passionnés — chercheurs ou non —, pour la plupart nés du vivant d’Aragon. Il est de ce seul point de vue un précieux outil de travail. Mais la qualité de l’ouvrage dépasse largement sa pertinence et sa rigueur documentaire, également indéniables. L’intérêt de cette étude repose en effet sur le choix de ne pas considérer L’OP comme une simple collection — ce qu’étaient après tout les ORC, comme l’édition autographe d’un œuvre avec son lot de commentaires et de précisions chronologiques mais aussi d’imperfections, mais bien plutôt comme une œuvre véritable, ainsi que Josette Pintueles l’affirme deux fois : « une œuvre à part entière » ; et c’est bien aussi parce qu’il s’agit d’une œuvre — la seule œuvre d’Aragon qui jusqu’ici n’avait jamais été étudiée — qu’il est dommage qu’elle soit méconnue. C’est ici que prend place le deuxième mérite de cette étude, celui d’éclairer cette évidence que personne n’avait relevée : L’OP n’est pas seulement une édition de référence imparfaite, elle est une œuvre immense qui attendait depuis quelque quarante ans d’être étudiée en tant que telle. Le projet est certes original et difficile, et mener à bien une telle entreprise — et ici il ne s’agit pas seulement de mérite mais de compétence — nécessitait une fine connaissance de la totalité du corpus aragonien, littéraire et méta-littéraire, y compris du corpus extérieur aux textes recensés dans L’OP, ainsi que de la biographie de l’auteur et de la critique aragonienne, notamment la plus récente. Et, ce que le sujet appelle de lui-même, de l’Histoire : histoire événementielle, mais aussi histoire des arts, de la littérature, de l’Europe depuis la Première Guerre mondiale jusqu’aux années 1970. C’est ainsi que cette étude remet l’œuvre littéraire qu’est L’OP dans son contexte : dans ces années où Aragon a pris l’habitude d’écrire au singulier, où il est le dernier survivant et le seul témoin de l’aventure surréaliste, où la notion d’œuvre — mais également d’auteur — est discréditée, L’OP est aussi un projet rédigé dans le deuil des Lettres Françaises, dont elle reproduit un grand nombre d’articles. C’est bien ce contexte qui éclaire à son tour les contextes des productions antérieures, ce que l’étude montre de façon particulièrement pertinente et convaincante.
L’ouvrage est divisé en trois parties : une première, consacrée à la poétique de L’OP, qui entreprend la description de la « singularité » du projet de L’OP et de sa réalisation ; une deuxième, consacrée à la polyphonie de l’œuvre, qui étudie les rapports entre les textes et leurs métadiscours divers — avec ce que cela suppose comme porosité mais aussi comme brouillages, où l’écriture du commentaire se fait romanesque mais où les discours censément informatifs tiennent également parfois de la fiction —, et les rapports entre les textes d’origine et leur reproduction dans L’OP : « déconstruction des recueils », redistributions chronologiques, redistributions de l’ordre des poèmes à l’intérieur des recueils, réécritures et apocryphes. La troisième partie, « L’œuvre et ses médiations », étudie la mise en œuvre de cette grande somme, la façon dont l’écriture journalistique et l’illustration structurent les rééditions plus qu’ils ne les accompagnent.
La conclusion de l’ouvrage dresse le bilan de cette étude, un bilan sans surprise, rédigé autour de trois idées-forces : 1. L’OP, qui n’est pas seulement le produit de la volonté de son auteur, mais aussi des aléas de sa fabrication dans la durée, « défie la notion d’“œuvre complète” » : c’est non seulement l’idée de complétude qui est remise ici en question, mais même celle d’œuvre, qui loin d’être un objet intouchable destiné à la reproduction, est un état des lieux mouvant, toujours modifiable, donnant sans cesse prise à de nouveaux commentaires, un objet qui n’est susceptible de se figer qu’après la mort de son auteur. 2. Celui qui écrivait dans Théâtre/Roman (1974) : « Jécris pour ne pas mourir./J’écris aussi pour en mourir » a en effet conçu une œuvre testamentaire, mais une œuvre qui ne peut avoir d’autre achèvement que la vie de son auteur, une œuvre qui est un dernier « roman inachevé » et une façon de transformer tout l’œuvre précédent comme un travail encore inachevé. Comme le fait remarquer Josette Pintueles, « la reprise de l’œuvre s’explique aussi par le désir d’en retarder la déprise finale ». 3. L’OP est « une œuvre irremplaçable, malgré l’inachèvement des commentaires, les lacunes et les erreurs […] » : voire… c’est aussi à cause de son inachèvement que L’OP est un ouvrage indispensable pour connaître Aragon, mais également pour réfléchir sur la notion d’œuvre littéraire. Josette Pintueles a quoi qu’il en soit mille fois raison d’appeler de tous ses vœux à ce qu’enfin paraisse en France une édition complète des écrits non littéraires d’Aragon.
L’ouvrage, clairement rédigé, balisé par des sous-titres proposant des entrées claires dans l’étude, terminé par quelque 35 pages d’annexes portant sur la fabrique et la structure de L’OP, une bibliographie et un index des noms de personnes, est une référence de premier ordre.

Hervé Bismuth