Patricia Principalli, « Plus belle La Semaine sainte : Aragon dans une série télévisée », 21 mars 2014

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Tout spectateur du feuilleton Plus belle la vie (diffusé chaque jour sur France 3 depuis 2004, et dont l’audience est d’environ 5 millions de spectateurs) narrant la vie des habitants du pseudo quartier du Mistral à Marseille, sait combien l’intrigue de ce soap opera à la française, le premier de son espèce, s’appuie sur l’actualité sociétale, sans doute l’un des ingrédients de son succès. En ce moment par exemple, il est question d’un couple homosexuel cherchant à adopter ou de la campagne électorale des Européennes d’un candidat s’inspirant de ressorts populistes (« Ils sont terrorisés à l’idée de perdre ce qu’ils ont, parlez des nouvelles mafias, les Russes, les Ukrainiens ça, ça leur fait peur : on joue sur la terreur ancestrale du rouge, c’est très ancré chez les notables », déclare le conseiller politique d’un candidat). C’est donc avec un certain étonnement, confinant à la stupéfaction, que dans cette émission sans prétention intellectuelle, l’on découvre l’arrivée d’un nouveau personnage (Épisode 2442 du mardi 4 mars 2014 – voir photo de l’acteur Bertrand Degrémont) : jeune, beau, à l’allure intello /branchée, adepte des bars à salsa, Maxime Eindoven est normalien, agrégé, ATER à l’Université d’Aix-Marseille, et fait sa thèse sur… La Semaine sainte d’Aragon !
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Mieux, il prête le roman à Johanna, la jeune femme dont il devient un ami, dans une édition d’ailleurs inexistante : le spectateur entr’aperçoit lors de l’échange un livre d’assez grand format, avec une couverture bleue. On peut supposer que les éditions réelles ont été jugées peu télégéniques (le format de poche ou la collection Blanche) ou peu plausibles (la Pléiade). Puis le jeune homme en résume l’histoire (le retour de Napoléon pendant les Cent Jours, pendant que Louis XVIII quitte la France, Géricault le suivant en se demandant ce qu’il fait là), et y revient lorsqu’il récupère le livre (Épisode 2452 du 18 mars 2014, voir photo) : la question politique que pose le livre est de savoir s’il faut rester fidèle au roi et donc suivre Louis XVIII ou rester en France.
Après la stupéfaction, l’interrogation : mais qu’est-ce qu’Aragon et La Semaine sainte font donc dans cette galère ? et est-ce d’ailleurs vraiment une galère ?
Clin d’œil d’initiés dans l’équipe de scénaristes, ayant un intérêt personnel pour Aragon et ce roman ? Réminiscence de la récente commémoration du Trentenaire ? Posture anti communiste (mais rien ne va dans ce sens dans les échanges des personnages) ? Exemple paradigmatique de la figure de l’Écrivain ? Aragon, toujours du fait de l’actualité commémorative, pris comme un symbole du champ d’étude « littérature » présenté comme obsolète et inutile ? L’apparent éloignement temporel de ce roman si peu connu aujourd’hui qu’est La Semaine sainte illustrerait cela à merveille. Le compagnon de la jeune femme en question, substitut du procureur et surfant sur les idées de la droite forte, émet en effet des idées bien arrêtées sur l’intérêt des thèses en littérature (« Il fait quoi dans la vie, ce garçon ? – Une thèse sur Aragon – Ah… D’une grande utilité pour la collectivité ! »), ce qui n’est pas sans rappeler un certain point de vue sur la lecture de La Princesse de Clèves. Cela va de pair avec son opinion sur les études et la représentation de l’étudiant comme parasite (« Qu’est-ce que t’as besoin d’aller t’emmerder dans un amphi avec deux cent cinquante gamins de 18 ans qui pensent à tout sauf à travailler ? », demande-t-il à sa compagne qui veut reprendre des études), cependant que l’ATER aragonien passe son temps à danser et boire des mojitos, ce qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler un peu les activités du jeune Aragon du temps qu’il était un dandy… Et l’on s’amuserait bien à imaginer une réponse en forme de citation : « Je ne vais pas m’esquinter à travailler pour engraisser une bande de députés. » (Les Beaux Quartiers). On peut se demander pourtant si Aragon ne constitue pas le premier maillon d’une frêle et provisoire chaîne culturo-politique, discret contrepoids ou contre-discours à une frivolité et une vacuité certaines (sur)représentées par d’autres personnages. Y participeraient également Vaclav Havel dont un personnage rappelle la phrase « Le seul combat perdu d’avance est celui auquel on renonce… » et Marc Bloch, dont Maxime Eindoven prête L’Étrange Défaite à Johanna après La Semaine sainte, en expliquant à son interlocutrice que l’auteur s’est engagé dans la Résistance et a été fusillé par les Nazis (Épisode 2452 du 18 mars 2014). Un nouveau personnage à venir, déjà intervenu ponctuellement en 2008, incarnera quant à lui un ancien résistant communiste, joué par… Roland Copé, le père du secrétaire général actuel de l’UMP.
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Photo : Maxime Eindoven/Bertrand Degrémont

En attendant d’en savoir peut-être un peu plus, ou pas, car l’intrigue n’est pas finie (bien que le site dédié annonce déjà la mort prochaine de Maxime), on se réjouit de cet apparent paradoxe, qui fait que pour de bonnes ou de mauvaises raisons, en 2014, un soap opera à très grand succès populaire fasse entendre à ses nombreux téléspectateurs un fugace mais réel écho aragonien. L’amateur de feuilletons populaires que fut Aragon s’en serait peut-être bien réjoui aussi.

Site officiel de Plus belle la vie (pblv) : http://www.plusbellelavie.fr/
Personnage de Maxime Eindoven: http://www.plusbellelavie.org/habitant.php?id=597