Juliette Darle, par Marianne Delranc-Gaudric, 20 mai 2013
Juliette Darle, « la volute d’une vie »
Juliette Darle vient de disparaître. Elle nous avait confié l’un de ses derniers poèmes pour le trentième anniversaire de la mort d’Aragon. Grande dame de la Poésie et de l’écriture en général, elle fut non seulement poète, mais critique d’art, journaliste — à l’Humanité notamment — auteure d’un livre pour enfant : Léonard et la machine volante (1957) tiré à 100 000 exemplaires ; elle eut pour amis Picasso (qui illustra l’un de ses livres, Le Chant des oliviers), Paul Éluard, Henri Wallon, des artistes comme Kijno, Olivier Debré, Fernand Léger et Giacometti avec lesquels elle a réalisé des entretiens, et beaucoup d’autres encore ; et aussi Aragon, qui lui fit dire pour la première fois ses poèmes en public, et Elsa Triolet qui avait lancé, dans les années cinquante, le groupe des poètes de « La Belle Jeunesse », dont elle faisait partie. Edmond Jabès avait publié ses poèmes dans sa revue du Caire.
Amoureuse du beau travail, Juliette Darle avait tout autant le désir de s’adresser au plus grand nombre : dans les années 1970, elle prend l’initiative d’organiser une première manifestation poétique dans le métro parisien, et lance le mouvement de la poésie murale, proposant un dialogue entre texte et art pictural. Avec son mari, l’écrivain André Darle (fondateur du prix Tristan Tzara) elle sillonne la France en compagnie de comédiens et d’autres poètes comme Alain Bosquet. Elle anime de nombreux festivals de poésie ; ses poèmes sont dits par Madeleine Ozeray, Michel Bouquet, Sylvia Montfort… Pour le MRAP et la Ligue de l’Enseignement, elle écrit « Le Chant des hommes », texte dit par Béatrice Arnac, sur une musique de Jean Wiener. Chaque printemps, pendant vingt-cinq ans, Juliette et André Darle présentent des poètes au château des Stuarts à Aubigny-sur-Nère, dans le Cher, et de grands artistes plasticiens ainsi que des interprètes comme Serge Reggiani ou Philippe Caubère. C’est là aussi qu’Aragon fit une de ses dernières apparitions publiques en1979, y improvisant son ultime discours.
Mais comment résumer une vie aussi riche ? Sa biographie est à écrire, elle éclairerait l’histoire artistique du vingtième siècle. Cette richesse, elle l’exprimait dans l’un de ses derniers poèmes, « Ligne d’errance » (2010) :
La force en toi qui circule
soulève aussi les planètes
La haute mer bat son plein
Réinvente la volute
ininterrompue de la ligne
des cavités du silence
La trajectoire native
Espoir et tribulations
la volute d’une vie
Les femmes poètes sont assez rares… Juliette Darle avait cette générosité qui rend sensible à la solidarité, celle qui nous lie aux êtres humains depuis les origines, disait-elle :
Que sais-tu des lignées d’êtres
qui t’insufflèrent la flamme
la vie transmise l’espoir
que tu sens impérissable
Sensible également au passage du temps, elle a écrit ses dernières œuvres — dont beaucoup sont encore à paraître — en vers impairs, plus légers, plus fluides, précieusement polis, brillants et profonds. « Un siècle impair s’avance, voyez déjà ses abîmes, ses fulgurances, ce romantisme à peine esquissé » écrivait-elle en 2003 dans son Manifeste pour un vibrato majeur. « Contre le trémolo obscène et l’absurdité d’un monde, peut-on souhaiter au vent chanteur cette aubaine, ce « vibrato majeur », cette incantation du large ? » Et elle dédiait à la jeunesse « ces promesses insensées d’autres dissonances ». En décembre dernier, elle souhaitait aux lecteurs de la revue qu’elle avait fondée, avec André Darle, Le Temps des Poètes, que « cette année 2013, l’impaire », leur « soit bonne, solidaire, belle entre toutes ». Juliette Darle est partie, mais ses poèmes aident à vivre et resteront dans tous les cœurs sensibles.
Marianne Delranc Gaudric