Nicolas Mouton, «Présence d’Elsa Triolet, la femme au secret», L’Humanité, 25 avril 2013

Publié par C. G. le

Présence d’Elsa Triolet, femme au secret

paru dans L’Humanité du 25 avril 2013

« Que reste-t-il d’Elsa Triolet ? Rien. Pas même un écrivain. » Vous êtes sur France Culture, le matin, à l’heure de la chronique « littéraire ». On est supposé ricaner d’un air entendu. Nous savons bien, nous autres, qu’Elsa Triolet est un mauvais écrivain, et c’est pourquoi nous ne l’avons pas lue… Mais pour qui aurait cette singulière tournure d’esprit de vouloir lire un écrivain avant d’avoir un avis sur son œuvre, une question se pose : où trouver ses livres ? Inconnue aux rayons de la FNAC et de la plupart des librairies, notre excentrique pourra toujours se tourner vers les bibliothèques municipales, garantes, sans doute, d’une meilleure mémoire ? Ce qui suit n’est pas une métaphore…

Quand en 1975 la ville d’Argenteuil voulu baptiser sa nouvelle bibliothèque de son nom, Aragon accorda sa bénédiction pourvu qu’on le fît précéder de celui d’Elsa Triolet. Il réaffirmait ainsi le geste fondateur des Œuvres Romanesques Croisées : rendre leurs noms indissociables et leurs livres unis, restituant un dialogue nourrit d’un siècle d’histoire et de création. « La mort aidant, on aurait peut-être essayé et réussi à nous séparer plus sûrement que la guerre de notre vivant : les morts sont sans défense[[ Elsa Triolet : « Ouverture » au tome premier des Œuvres Romanesques Croisées d’Elsa Triolet et Aragon (Robert Laffont, 1964).]] ». Cette magnifique édition en 42 volumes, préservait de l’oubli bien des textes difficiles à trouver, tout en leur donnant de longues préfaces inédites, qui non seulement guidaient la lecture mais offraient à l’avenir une inestimable autobiographie littéraire et un regard critique jeté sur l’atelier de l’écriture. Illustrés par les soins des auteurs de reproductions de Matisse, Ernst, Picasso, Chagall…, imprimés sur beau papier et dans une typographie aérée, ces volumes mettaient le luxe du savoir à portée de tous. Car, si l’ensemble de la collection (comme celle de L’Œuvre Poétique d’Aragon, entreprise en 1974) était trop coûteuse pour nombre de particuliers, elle se retrouvait, par le jeu des souscriptions, présente dans la plupart des grandes bibliothèques de la banlieue rouge. Aussi est-il certain que beaucoup de lecteurs ne venant pas d’un milieu déjà lettré ont eu, grâce à ces éditions, une perspective sur l’histoire littéraire, favorable à aiguiser leur appétit.
Or, revenant sur ces lieux à l’occasion d’une conférence, je marche dans une garrigue d’étagères amnésiques, et constate que l’ensemble des deux collections a purement et simplement été supprimé. Pas mises en réserve non, supprimées. Perte d’autant plus importante que ces livres de grande allure sont aujourd’hui introuvables et n’ont aucun espoir, en raison de leur coût, d’être jamais réédités. Le luxe est donc retourné aux mains de ceux qui peuvent se le payer. Autre surprise, la consultation du catalogue indique que, de tous les romans d’Elsa Triolet, il ne reste en accès libre que… deux titres. Le premier et le troisième tomes de L’Âge de nylon. Quelles sont les chances, dans ces conditions, qu’un lecteur fasse la rencontre heureuse d’un auteur-ami ? Que cela ait pu se passer dans la ville de Gabriel Péri, ville qui a vu en 1966 un grand Congrès défendre la culture, et dans une bibliothèque qui porte précisément les noms d’Aragon et d’Elsa Triolet est certainement le symbole d’une tendance plus générale.

La littérature féminine est la première victime[[ Mais pas la seule… Ont disparus du même coup l’édition des Oeuvres Complètes de Zola par Henri Mitterrand, celle des Oeuvres complètes de Jules Vallès sous la direction de Lucien Scheller, par exemple…]] de ce dénigrement par le vide. Au pire on la fête si elle prête le flanc à cette forme viciée du scandale qui plaît aux magazines ; au mieux on en vante le charme et la légèreté. Mais c’est la pensée, la conviction, la fermeté, l’effort de clairvoyance et le style qu’il en faut souligner. Elsa Triolet est le lieu de ce pour quoi je plaide. Romancière, essayiste, critique théâtrale, traductrice, journaliste, elle fut l’une des rares femmes à recevoir la médaille de la résistance, et la première à se voir décerner le prix Goncourt, pour Le premier accroc coûte deux cent francs. Soucieuse de porter la plus haute littérature auprès de ceux qui ne lisaient pas, elle a créé les « Batailles du livre » et la vente annuelle du CNÉ, comme Vilar le TNP. À ce sujet on relira avec profit son recueil d’articles L’Écrivain et le livre ou La Suite dans les idées. Elsa Triolet n’est pas le seul auteur à souffrir d’une glorieuse, mais injuste, négligence. Et ne faudrait-il pas citer, par exemple, le nom d’Anne Philipe, dont Le Temps d’un soupir a bouleversé toute une génération ?

Nous sommes les dépositaires du trésor littéraire national, et c’est notre devoir de conserver, compléter et transmettre les œuvres de nos aînés qui sont l’ossature même du patrimoine. On ne saurait réduire la littérature à ce qui l’a générée : la lecture est un effort de transposition. Le silence intérieur qui lui est nécessaire nous ouvre le chemin des autres hommes. Mais trop souvent, ces temps-ci, en cette infinie forêt de mots, nous tombons sur des pompiers pyromanes qui jettent de l’huile sur l’oubli.

Petite bibliographie

– Romans et nouvelles

Bonsoir Thérèse (1938),

Mille regrets (1942),

Le Cheval blanc (1943),

Le premier accroc coûte deux cents francs (1945),

Personne ne m’aime (1946),

Les Fantômes armés (1947),

L’Inspecteur des ruines (1948), 


Le Cheval roux (1953),

Le Rendez-vous des étrangers (1956),

Le Monument (1957),

Roses à crédit (1959),

Luna-Park (1959),

Les Manigances (1962),

L’Âme (1963),

Le Grand Jamais (1965),

Écoutez-voir (1968),

Le rossignol 
se taît à l’aube (1970.

– Essais et œuvres posthumes

L’Écrivain et le livre (1948, 
rééd. 2012 Aden éd.),

La Mise en mots (1969),

Écrits intimes, 1912-1939 (Stock, 1998),

Correspondance 
avec Lili Brik (2000).

Sauf mention contraire, tous chez Gallimard.