Suzanne Ravis-Françon, « Évolution de la recherche aragonienne (1960-2012) », 2013

Publié par C. G. le

ÉVOLUTION DE LA RECHERCHE ARAGONIENNE (1960-2012)

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Aujourd’hui, trente ans après la mort d’Aragon, la stature de l’écrivain est reconnue et célébrée à l’envi ; les articles, publications et communications foisonnent. Il n’en a pas toujours été ainsi. Malgré le retentissement des poèmes de Résistance, l’étude d’Aragon a commencé tard. Jusque à la veille des années soixante, ses poèmes et romans étaient peu lus dans la plupart des lycées et des universités ; la critique littéraire ne s’attachait guère à ses œuvres de poésie, et même pour les romans, la lecture des comptes rendus était souvent décevante : pour quelques articles neufs et pénétrants, que de clichés répétés ! Quant à la recherche à proprement parler, celle qui repose sur un travail approfondi pour comprendre et situer les textes, pour en découvrir les structures et parfois les sources, elle est apparue timidement du vivant de l’auteur, et ne s’est vraiment développée qu’après sa mort[[Voir, sur la « foisonnante activité de la recherche aragonienne » vingt ans après, l’article très nourri et synthétique de Corinne Grenouillet dans La Pensée n° 332, octobre/décembre 2002 : « Aragon : vingt ans de publications et de recherches », p. 5-18. ]].

Le paradoxe des années soixante

C’est à partir de la publication du Roman inachevé (1956) et surtout de La Semaine sainte (1958) qu’un renouvellement d’intérêt se manifesta chez la plupart des critiques et lecteurs, même parmi ceux que leur hostilité politique avait éloignés de l’œuvre. Claude Mauriac daignait conclure en 1959 son article de critique littéraire sur La Semaine sainte par ces mots : « par ce roman et pour la première fois depuis des années, Louis Aragon est enfin reconnu par les critiques et les écrivains comme l’un d’entre eux ». La lecture du poème Elsa, paru la même année, leva les réticences de François Mauriac, qui plaça désormais Aragon parmi les plus grands écrivains que la France ait connus. Les années soixante virent paraître plusieurs tentatives de synthèse ou réflexions sur le parcours d’Aragon : Roger Garaudy retrace en 1961 un Itinéraire d’Aragon quelque peu idéalisé, qui s’attache au « cheminement » de l’homme et l’écrivain, « du passage du surréalisme au monde réel » (André Gavillet, dès 1957, s’était penché sur l’« expérience » menée par Aragon du passage « de l’anarchie verbale à la littérature militante » des années trente, dans son livre La Littérature au défi/ Aragon surréaliste publié à Neuchâtel). Pierre de Lescure met l’accent sur certains aspects majeurs de l’art romanesque dans Aragon romancier (1960). Dans la collection « Classiques du vingtième siècle », Georges Raillard présente en 1964 un Aragon sensible à l’écriture et aux thèmes aragoniens. La même année, Jean Sur engage un dialogue avec Aragon sur sa démarche spirituelle dans Aragon. Le réalisme de l’amour. Un large public peut trouver des éléments de biographie et un choix de textes dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers (ouvrages de Claude Roy puis Georges Sadoul). Le mouvement d’intérêt est indéniable, mais il est prématuré de parler ici de recherche, du moins en France. Quelques travaux s’y engagent modestement en Belgique, en Allemagne et en Suisse. L’usage universitaire français, tradition rarement bousculée à cette date, veut qu’on n’envisage un travail de thèse que sur un auteur dont toute l’œuvre est achevée.

Que la recherche ait un temps de retard sur la publication d’une œuvre est normal, car elle exige des chercheurs une longue innutrition et un travail soutenu. Mais le contraste est ici éclatant entre son absence presque totale dans les années soixante, et le prodigieux renouvellement littéraire d’Aragon durant cette même période : coup sur coup paraissent en poésie, après Elsa (1959), Les Poètes (1960), Le Fou d’Elsa (1963), vaste roman-poème, suivi de l’intime Voyage de Hollande (1964) ; cependant que l’auteur termine une version remaniée des Communistes (1965), deux romans d’une surprenante modernité se succèdent : La Mise à mort (1965) et Blanche ou l’oubli (1967), qui est salué d’emblée par Philippe Sollers sous le titre « Une science de l’anomalie », en résonance avec « la grande aventure intellectuelle de notre époque (la linguistique)[[Découvrant ce roman quelques années plus tard, Daniel Bougnoux lui consacra un subtil essai « critique », Blanche ou l’oubli d’Aragon, collection « Poche Critique », Hachette, 1973. Il y remarque que La Mise à mort et Blanche ou l’oubli n’ont jusqu’alors « pas provoqué les études approfondies ou les débats » qu’on était en droit d’attendre.]] ». Pendant le même temps, Aragon a terminé l’Histoire de l’URSS (1962), il a publié des écrits de réflexion esthétique dans Les Collages (1965), ainsi qu’une nouvelle importante où il livre un peu de son enfance et de son jeu avec l’imaginaire romanesque, Le Mentir-Vrai (1964) ; enfin en 1969 paraît un retour sur le mystère de la genèse, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit. La même année, Les Chambres renoue avec la poésie ; ce petit volume déchirant précède de peu la mort d’Elsa Triolet. Dans sa notice de la Pléiade sur Les Chambres, Marie-Thérèse Eychart signalera « l’extraordinaire travail formel » de l’écriture, travail « dont la modernité poétique est passée inaperçue[[Voir Aragon, Œuvres poétiques complètes, vol. II, Bibliothèque de la Pléiade, éd. Gallimard, 2007, p. 1595-1601. « Notice » de M.-T. Eychart. La contextualisation informée des poèmes et l’analyse à la fois sensible et précise de l’écriture poétique font de ces quelques pages un bel exemple de recherche. ]] ». La créativité d’Aragon se poursuivra jusque dans son grand âge, avec la réalisation du monumental Henri Matisse, roman achevé en 1971; enfin paraît le plus déroutant, l’audacieux Théâtre/Roman (1974), dernier des quarante-deux volumes réalisés et préfacés par Aragon et Elsa Triolet, leurs Œuvres romanesques croisées. La même année est publié le premier volume de L’Œuvre poétique, où Aragon s’est lancé dans l’aventure de rassembler tous ses écrits considérés par lui comme poèmes, accompagnés de commentaires et de documents. La première édition de cet ouvrage finira par compter quinze volumes[[Une seconde édition revue, en 7 volumes, avec des compléments de notes dus à Édouard Ruiz, a été publiée aux éditions Messidor en 1990. ]], et n’a pu être menée à son terme que grâce à l’aide de Jean Ristat.

Un geste décisif pour la recherche

Entré dans la vieillesse, Aragon, passionnément désireux de transmettre (ne serait-ce que cette « lumière noire » léguée aux « hommes de demain » à l’épilogue du livre Les Poètes), prit une décision de grande portée, celle de léguer « à la Nation française, quelle que soit la forme de son gouvernement, [ses] lettres, manuscrits et documents ainsi que ceux d’Elsa Triolet[[Acte signé le 22 juin 1976.]] ». Il les confia au CNRS en vue d’étude. « Aragon pensait, et j’ai eu l’occasion de m’en entretenir souvent avec lui, qu’il devenait nécessaire en France d’accorder une attention plus grande au travail de l’écrivain », écrit Michel Apel-Muller. « Ce qui l’intéressait, ce n’était pas d’abord de confier cette donation à une instance de conservation […] c’était la prise en charge immédiate du travail à effectuer, notamment sur les manuscrits, par les chercheurs eux-mêmes[[Michel Apel-Muller et Claude Prévost, « Sens et portée d’un geste aragonien », in La Pensée n° 260, nov-déc.1987, p. 71-72.]] ». Dans un discours mémorable prononcé au CNRS le 4 mai 1977, publié sous le titre « D’un grand art nouveau : la recherche », Aragon expliquait le sens de sa démarche, et précisait ce qu’il entendait par « manuscrit »[[Le texte intégral du discours a été publié le 5 mai 1977 dans L’Humanité. Il fut repris partiellement dans Essais de critique génétique coordonné par Louis Hay, Flammarion, 1979.]]. Si la génétique centrée sur les manuscrits était au cœur de son propos, il rappelait aussi l’importance de connaître l’environnement culturel des œuvres. La perspective d’un très vaste champ de travail s’ouvrait. Un élan décisif était donné à la recherche aragonienne, même s’il fallut plusieurs années pour en organiser de façon satisfaisante les conditions. Au décès d’Aragon, la totalité des documents et manuscrits fut transférée dans les locaux spécialement équipés du « Fonds Elsa Triolet-Aragon » rue de Richelieu, dirigé par Michel Apel-Muller[[Le Fonds Aragon, plus de vingt ans installé dans les locaux du CNRS, a été confié ultérieurement par cet organisme à la Bibliothèque Nationale de France (département des manuscrits). ]]. Léon Robel, professeur émérite à l’INALCO, avait la responsabilité des nombreux manuscrits, lettres et documents en russe. D’abord conçu comme une composante du centre de recherche sur les manuscrits (l’actuel ITEM, Institut des textes et manuscrits modernes), le Fonds Elsa Triolet-Aragon devint autonome, et quelques collaborateurs lui furent affectés ; leur présence permit l’élaboration de l’inventaire, puis du catalogue établi par Renate Lance-Otterbein (1988).

Aragon avait aussi légué à la France la propriété du Moulin de Saint-Arnoult-en-Yvelines, lieu d’inspiration et de travail où il écrivit, ainsi qu’Elsa Triolet, plusieurs de ses œuvres. Une Fondation relevant du Ministère de la culture y fut créée, non sans mal, avec la perspective de faire de la maison et du parc un espace d’animation culturelle, mais aussi un lieu de travail et même d’hébergement pour des chercheurs[[A partir de 2002, Bernard Vasseur poursuivit et développa la dimension culturelle et l’accueil initiés par M. Apel-Muller. ]]. Michel Apel-Muller, chargé de la direction du Moulin, s’impliqua avec ardeur et constance dans la réalisation de ce projet qui allait bien au-delà de la création d’un musée. La bibliothèque, d’une richesse considérable, a été fréquentée par de rares chercheurs[[Travaux à partir de la bibliothèque, notamment pour établir l’inventaire bibliographique des livres consultés par Aragon pour Le Fou d’Elsa (voir Recherches croisées Aragon-Elsa Triolet n° 9, Hervé Bismuth et Suzanne Ravis, p. 251-268, Presses Universitaires de Strasbourg, 2004, et la thèse de Marie Nassif-Debs soutenue à l’Université de Provence en 2002, « Le Fou d’Elsa d’Aragon : une sensibilité poétique arabe recréée ». ]].

Un développement rapide de la recherche : naissance d’un travail d’équipe

L’année 1985 devait marquer la naissance d’un collectif d’étude, réuni à l’initiative de M. Apel-Muller, qui joua un rôle d’impulsion durable dans le développement de la recherche. Il invita les chercheurs de toutes disciplines intéressés par la démarche inédite d’Aragon à explorer le trésor scientifique de ce fonds et à en faire connaître l’exceptionnel intérêt. Équipe informelle au départ, sans moyens propres, elle était animée par un enthousiasme partagé autant par les enseignants-chercheurs chevronnés (comme Jean Peytard, professeur de linguistique française à Besançon, ou Jean Levaillant, professeur de littérature française à l’Université Paris VIII) que par les plus jeunes ; il régnait dans les séminaires un esprit collectif, sans enfermement dans une doctrine ou une école, dans la plus grande liberté de méthodes et d’opinions. Ouvert à tous les chercheurs, qu’ils fussent isolés ou fissent partie d’un centre de recherche, parisiens ou provinciaux, français ou étrangers, le groupe d’étude facilita les échanges d’idées et d’informations. Au fil des années il a certainement contribué à la formation de nombreux jeunes chercheurs.

Dès ses débuts, cette équipe informelle put s’appuyer à la fois sur le travail effectué au Fonds à Paris, et sur l’apport de groupes de recherche locaux. En plus des ingénieurs et chercheurs du Fonds, les trois pôles principaux en étaient l’équipe Aragon / E. Triolet du Groupe de Recherche en Linguistique, Informatique et Sémiotique (GRELIS) de l’Université de Franche-Comté, co-dirigé par Jean Peytard, Claude Condé et Lionel Follet ; le tout jeune « Centre aixois de recherches sur Aragon », animé par Suzanne Ravis, alors Maître de conférences en littérature française, et Lucien Victor, à cette époque Maître de conférence en linguistique française ; des spécialistes de langue, littérature et civilisation russe, équipe dirigée par Léon Robel à l’INALCO.

Cette équipe informelle se mit au travail sans attendre, produisant par exemple, au GRELIS de Besançon, des articles méthodologiques et des DEA sur l’analyse informatisée des variantes. Les Aixois publièrent dès 1986 un livre collectif et interdisciplinaire sur Le Libertinage, et organisèrent en 1987 un colloque sur La Semaine sainte accompagné d’une exposition, publié en 1988 aux Publications de l’Université de Provence sous le titre Histoire/Roman La Semaine sainte d’Aragon. Les séminaires à Paris voyaient venir de nouveaux chercheurs intéressés par Aragon et par le mode de fonctionnement du groupe. Celui-ci créa en 1988 une revue à comité de lecture, Recherches Croisées Aragon/Elsa Triolet, d’abord publiée aux Presses Universitaires de Franche-Comté (jusqu’en 2001), puis aux Presses Universitaires de Strasbourg. Cette publication, véritable apport pour la recherche, s’est maintenue grâce à l’investissement de ses coordinateurs. C’est une mine de textes à relire[[On y trouve par exemple, dans le numéro 1, la première étude génétique sur le manuscrit de Théâtre/Roman, réalisée par Nathalie Limat-Letellier. ]]. Les numéros 14 et 15 sont en préparation.

Après deux demandes vaines adressées au CNRS, la reconnaissance du groupe de recherche interuniversitaire sur Aragon et Elsa Triolet fut obtenue en 1988 pour quatre ans en tant que RCP (Recherche Coopérative sur Programme), puis renouvelée pour encore quatre ans sous le label GDR 112 (Groupe de recherche). Cette période de huit ans fut extrêmement féconde. Le soutien du CNRS facilita l’organisation des colloques avec l’aide des Universités concernées ; il permit le recours à quelques vacations utiles, et surtout rendit possibles les déplacements de recherche à Paris pour des séminaires ou des consultations au Fonds Aragon-Triolet ou à la Bibliothèque Nationale. Certains thésards de province eurent la chance d’y accéder. Un effet positif des conditions créées par l’organisation du CNRS, demandant des rapports d’activité réguliers, fut aussi une coordination plus forte entre les chercheurs et une cohérence accrue, sans verser dans la bureaucratie.

Au début de 1996, l’équipe revint à son statut premier. Les chercheurs, attachés aux objectifs et au mode de fonctionnement expérimentés depuis dix ans, décidèrent de continuer à travailler ensemble, et pour cela de transformer le groupe informel en association. Il adopta des statuts démocratiques et prit le nom d’« Équipe de Recherche Interdisciplinaire sur Elsa Triolet et Aragon » (ÉRITA)[[Les responsables élus furent successivement Suzanne Ravis, Édouard Béguin, Reynald Lahanque, Luc Vigier, Corinne Grenouillet.]]. Le développement de l’Internet a élargi son audience. Depuis 1998, l’ÉRITA communique sur le site internet http://www.louisaragon-elsatriolet.org créé par Luc Vigier[[L’adresse web d’origine se terminait par .com. Luc Vigier, MCF à l’Université de Poitiers, eut longtemps comme collaborateurs actifs Hervé Bismuth, aujourd’hui MCF à l’Université de Dijon, et Corinne Grenouillet, MCF à l’Université de Strasbourg, qui anime désormais le site. ]] ; elle diffuse les informations concernant la recherche, publie des articles et des thèses, tisse des liens entre les chercheurs et les lecteurs.

Existant depuis vingt-six ans sous des formes successives différentes, mais avec des principes et des valeurs stables, l’équipe aragonienne a connu des moments de tension, des ruptures et des renouvellements. Après 1995, la fin du soutien du CNRS et des désaccords avec la maison Gallimard à propos de la publication d’Aragon dans la Pléiade furent mal vécus par certains adhérents. Mais la poursuite de la recherche a résisté à cette période de crise, si bien que la majorité des adhérents est restée très attachée au mode de fonctionnement de ce groupe.

Depuis 2008, le CNRS a créé une équipe « Aragon » dans le cadre de l’ITEM, organisme dont l’orientation majeure est la recherche génétique. De 2008 à 2010 la direction en a été confiée à Daniel Bougnoux, assisté de Luc Vigier, qui assure la direction depuis 2010. On peut suivre l’activité et les projets de cette équipe sur le site http://louis-aragon-item.org. Les séminaires réguliers ont d’abord porté sur la notion d’art et sur Les Lettres françaises. L’étude en cours a pour objet des recherches génétiques, à propos de l’incipit et de certains manuscrits (Anicet), ainsi que d’archives sonores et vidéos ; elle mène une recherche originale depuis 2011 sur la « génétique du mur » fait d’images, photographies, fragments de lettres, etc., dont Aragon avait recouvert dans son grand âge les murs de son appartement parisien rue de Varennes.

À côté de ces deux équipes de recherche, qui travaillent en partenariat, il faut rappeler que la « Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet », fondée après la mort de l’écrivain, publie depuis 1999 des Annales offrant des études, des documents inédits littéraires ou politiques, des témoignages, ou de véritables dossiers. La période de la guerre et de la Résistance y a occupé une place importante. La Société des Amis présente aussi dans le périodique bisannuel Faites entrer l’infini des documents et témoignages, dont des inédits. Un travail considérable a été accompli par Jean Albertini, continué, après son décès, par François Eychart.

La recherche n’est pas l’apanage de groupes constitués. C’est à un chercheur britannique, Crispin Geoghegan, que nous devons la bibliographie fondatrice des écrits d’Aragon, de 1918 à 1977[[Crispin Geoghegan, Louis Aragon/ Essai de bibliographie, tomes 1 et 2, Grant & Cutler Ltd, Londres, 1978 et 1979. Relevé détaillé des publications, qui a été complété par le professeur Wolfgang Babilas, de l’Université de Münster. Édouard Ruiz a recensé encore des chroniques oubliées.]] ; et c’est le chercheur allemand Wolfgang Babilas qui a créé en solitaire et fait vivre le site le plus informé, resté une référence bibliographique[[Louis Aragon on line (http://www.uni-muenster.de/Romanistik/Aragon/)]]. Érudit et collectionneur passionné, Édouard Ruiz se livra à des recherches biographiques et bibliographiques partiellement publiées, qui ont nourri les chronologies des revues et publications (notamment les numéros d’Europe sur Aragon romancier en 1989, et Aragon poète en 1991).

Multiplication et diversité des colloques

De tous côtés, depuis une trentaine d’années, se sont multipliées les initiatives, les journées d’étude et colloques en France et à l’étranger (Tunis, Grenade, New-York, Glasgow, Manchester, etc.) Environ douze colloques se sont tenus en France depuis le legs d’Aragon, sans compter les journées d’études plus discrètes. Ils peuvent avoir été centrés sur une œuvre et son contexte : ce sera encore le cas en 2013 pour Théâtre/Roman, comme pour La Semaine sainte en 1986 à Aix en Provence, « Aragon 1956 » autour du Roman inachevé au même lieu en 1991, « Le rêve de Grenade. Aragon et Le Fou d’Elsa » en 1994, Le Paysan de Paris à Reims en 2003 ; d’autres colloques portent sur un thème assez précis, comme « Le dix-neuvième siècle d’Aragon » à Lyon en 2001, ou « Aragon et le Nord » à Valenciennes en 2005 ; l’objet de la recherche peut être défini bien que large, par exemple « Aragon politique » à Saint-Quentin en Yvelines en 2004, « La langue d’Aragon » à Dijon en 2009. Le souci d’explorer davantage la « conscience linguistique » d’Aragon a motivé en 2012 le colloque de Grenoble organisé par l’équipe de recherche Traverses 19-21, « Aragon romancier : genèses, modèles, réemplois » ; plus éclectique, le centenaire de la naissance d’Aragon fut marqué en 1997 par de nombreuses interventions sous les titres très ouverts « Lire Aragon », colloque tenu à l’Université Paris VII (publié en 2000), ou « Aragon. Le souci de soi », publié à Paris VII en 1999 dans la revue Textuel n° 35, ainsi que « Les engagements d’Aragon », à Paris XIII, édité en 1998. En 2011, comblant une lacune, un colloque « Aragon et Les Lettres françaises » co-organisé par l’ITEM et l’ÉRITA se tint à la Maison Elsa-Triolet-Aragon de Saint-Arnoult. On ne peut tout mentionner. Chacun des colloques est l’occasion d’approfondir une question, d’apporter si possible des éléments nouveaux soumis à la critique avertie d’autres chercheurs français ou étrangers. Leur diversité répond au bouillonnement créatif d’un écrivain qui fut souvent qualifié de « polygraphe ».

L’essor des thèses

Un autre signe du vif intérêt porté désormais à l’œuvre d’Aragon est la floraison des thèses : rien qu’en France, 72 thèses sur Aragon ont été soutenues entre 1972, année où il n’y eut qu’une seule thèse sur Aragon, et octobre 2012. Si la première, partant de La Mise à mort pour poser « le problème de l’interaction entre l’engagement politique et l’écriture », tenait de l’essai quelque peu polémique[[Sophie Bibrowska, thèse publiée sous le titre Une mise à mort / L’itinéraire romanesque d’Aragon, coll. « Les Lettres nouvelles », Denoël, 1972.]], la thèse d’État fondatrice d’Yves Lavoinne, « Aragon journaliste communiste. Les années d’apprentissage 1933-1953 », soutenue en 1984, marqua le début des études documentées approfondies. Paradoxalement, il n’existe pas, jusqu’ici, de thèse équivalente pour le directeur et journaliste des Lettres françaises (1953-1972), malgré les travaux de l’historien Philippe Olivera sur Aragon « entre littérature et politique », ainsi que de nombreux articles de divers chercheurs, et récemment des journées d’étude.

La fin des années soixante-dix et le début des années quatre-vingts ne sont pas sans intérêt, lorsque les thésards maîtrisent bien les théories linguistiques en forte progression dans les universités : par exemple, en 1979, « Consciences et paroles romanesques. Sémiotique littéraire : la dimension cognitive dans La Semaine sainte d’Aragon », par Jacques Fontanille, dirigé par A. Greimas à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales ; et en 1981, « Tentative de sémiologie politique du narratif à partir des premières œuvres romanesques d’Aragon », par Fabienne Dinh Cusin-Berche, dirigée par M.-C. Dumas à l’Université Paris VII.

Les recherches précises et quelque peu techniques sur la poésie d’Aragon n’ont eu guère de suite ; presque seules dans ce domaine peuvent être citées deux thèses dirigées par le professeur Mazaleyrat à Paris IV, soutenues en 1986, « Étude de la rime dans la poésie d’Aragon », par Geneviève Torlay, et « Le rythme de l’alexandrin dans Le Crève-cœur d’Aragon », par Claude-Marie Beaujeu Baranger. Des articles en revanche existent, sur Le Roman inachevé ou Le Fou d’Elsa (par Lucien Victor). La poésie, en dehors du Fou d’Elsa, est peu représentée dans les sujets de thèse. Mais elle est au centre du travail essentiel d’Olivier Barbarant, sous le titre « L’Opéra de la personne. Le sujet, la voix et l’Histoire dans l’œuvre poétique d’Aragon des Yeux et la mémoire (1954) à Les Poètes (1960) ». Cette thèse, soutenue en 1994[[Thèse publiée sous le titre Aragon, la mémoire et l’excès, Champvallon, coll. Champ poétique, 1997.]] « vise à comprendre la révolution d’une écriture », comme « poésie en recherche, et non figée dans l’héritage poétique réexploité par elle ». La réflexion du chercheur sur cet itinéraire poétique d’Aragon va trouver un écho et un prolongement dans l’introduction et certaines notices de L’Œuvre poétique dans la Bibliothèque de La Pléiade, ouvrage dirigé par Olivier Barbarant, publié en 2007. Si l’on met à part Le Fou d’Elsa, c’est qu’il s’agit d’un texte hors normes, hybride, une sorte de « roman-poème » historique, qui a plus souvent été étudié pour la rencontre des cultures que pour la métrique ou la musique des vers. Mais cela ne signifie pas une indifférence envers l’écriture, au contraire : Hervé Bismuth donne pour titre à un livre issu de sa thèse Le Fou d’Elsa d’Aragon : métissages linguistiques et discursifs[[Éditions Universitaires de Dijon, 2007. Un premier livre issu de la thèse a été publié en 2004 à l’ENS de Lyon sous le titre « Le Fou d’Elsa », un poème à thèses. ]]. La thèse soutenue en 2000 s’intitule « Construction d’un discours multiple et singulier : Le Fou d’Elsa d’Aragon », et analyse le contenu et la construction de ce discours. Au moins huit thèses ont été consacrées à ce « poème » inépuisable, sujet en majorité choisi par des chercheurs de culture arabe ou persane pour l’étude du dialogue entre les poétiques occidentale et arabo-persanes[[Par exemple Abdelhakim Mahdi, sous la direction de Nabile Farès, Université de Grenoble, « Le Fou d’Elsa de Louis Aragon : vérités poétiques et vérités historiques. Intertextualité, interculturalité », 2004.]]. Une orientation théorique différente s’exprime dans « Les Figures du sujet dans les dernières œuvres poétiques d’Aragon : Les Poètes, Le Fou d’Elsa », thèse soutenue par Élodie Burle en 2001. Elle analyse « un sujet lyrique ambigu, entre fragmentation et unité », qui se construit « dans un dialogue ininterrompu avec son œuvre et avec lui-même ».

C’est donc le domaine romanesque qui a suscité le plus grand nombre de recherches, ou plus largement les œuvres en prose. Curieusement, les proses de l’époque surréaliste ont été peu étudiées, bien qu’elles aient donné lieu à une thèse des plus précoces, celle d’Yvette Gindine, publiée en 1966 à Genève, Aragon prosateur surréaliste[[Aragon, prosateur surréaliste, Genève, Droz, 1966.]], étude méthodique et informée autant qu’on pouvait l’être à cette date, dans l’ignorance de La Défense de l’infini. Plus récente, la thèse de Franck Merger « Les Pouvoirs de la littérature. La prose narrative de Louis Aragon de La Défense de l’infini aux Cloches de Bâle (1923-1934) », soutenue en 2000, offre l’intérêt de réfléchir sur ces deux œuvres et Le Paysan de Paris (1925-1926) en tant que textes de « passage » différant plus par leur visée que par leur réalisme.

Rétroactivement, Les Cloches de Bâle fut intégré par Aragon à ce qui deviendra le cycle du « Monde réel », poursuivi jusqu’au roman Les Communistes. On sait qu’Aragon se réclamera du « réalisme socialiste » dès 1934 et tout au long de ce cycle, mais en adaptant cette notion soviétique à l’héritage littéraire français. Reynald Lahanque en a étudié l’histoire, l’idéologie et les œuvres écrites en France dans une thèse d’État soutenue en 2002, « Le Réalisme socialiste en France (1934-1954) ». Les romans d’Aragon inclus dans « Le Monde réel » ont donné lieu à des recherches qui mettent en lumière la spécificité de chaque œuvre et la grande richesse de ces romans. Ainsi la « poétique du jardin » rapproche Le Paysan de Paris, La Défense de l’Infini, et les marais des Voyageurs de l’impériale dans la thèse d’Amy Smiley, soutenue en 1990, « Le jardin entre songe et mensonge dans l’œuvre romanesque d’Aragon »[[Thèse publiée sous le titre L’Écriture de la terre dans l’œuvre romanesque d’Aragon, éd. Champion, 1994.]]. Les Beaux Quartiers, souvent pris comme exemple de roman à thèse, est abordé sous un autre angle par Raphaël Lafhail Molino dans « Génies des lieux. Recherches sur la description dans Les Beaux Quartiers d’Aragon »[[Thèse soutenue en 1995, publiée remaniée sous le titre Paysages urbains dans Les Beaux Quartiers d’Aragon. Berne : Peter Lang AG, 1997. Du même auteur, voir la notice et les notes de ce roman dans le volume II des Œuvres romanesques complètes, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, 2000. ]]. Les Voyageurs de l’impériale, que Jean Paulhan admirait, n’a fait l’objet d’aucune thèse spécifique, à notre connaissance, mais de très nombreux articles et plusieurs ouvrages ont analysé ce roman complexe, sa publication mouvementée, ses éléments autobiographiques, ses thèmes, sa structure, à l’occasion de son inscription au programme d’agrégation 1999-2000. L’ensemble de ces travaux a mobilisé plusieurs chercheurs (Hervé Bismuth, Corinne Grenouillet, Mireille Hilsum, Nathalie Piégay-Gros, Suzanne Ravis, Lucien Victor, Luc Vigier, etc.) Sur Aurélien, la recherche a été plus précoce, puisque la première édition de la publication consacrée à ce roman par Lionel Follet, sous le titre Aragon : le fantasme et l’Histoire, remonte à 1980[[Publié en 1980 aux Éditeurs Français réunis, collection « Entailles », l’ouvrage fut réédité en 1988 par les Presses Universitaires de Franche-Comté sous le titre « Aurélien » d’Aragon. Le fantasme et l’Histoire.]]. Une étude à la fois sensible et méthodique y analyse en particulier les réseaux d’images qui irriguent et structurent ce roman-poème. L’inscription d’Aurélien au programme d’agrégation 1988-1989 a fait connaître Aragon à nombre d’étudiants et enseignants, et a suscité maintes présentations[[Numéros spéciaux de revues (Silex, 1978, à l’initiative de Daniel Bougnoux), et ouvrage collectif de l’ÉRITA, Aurélien ou l’écriture indirecte, éd. Champion, 1988.]]. Trois thèses se sont attachées à ce roman : en 1990, « Le Jardin d’Aurélien ou l’apport d’Aragon à la modernité romanesque », par Gwenola Leroux, qui se donne pour objectif de « saisir le mouvement d’une écriture et sa genèse, d’en définir la modernité » ; en 1993, une thèse originale et rigoureuse par son approche, « La Dépersonnalisation dans Aurélien d’Aragon : un nouveau “mal du siècle”»[[Thèse publiée sous le titre : Aurélien d’Aragon, un nouveau « mal du siècle », Annales Littéraires de l’Université de Franche-Comté, 1996.]], par Carine Trévisan, lisant Aurélien comme « roman du retour » ; elle analyse chez le personnage une « crise de l’identité, désarroi proche de la dépersonnalisation, « terme emprunté à la psychiatrie » ; en 1999, « Le Malheur d’aimer ou l’origine d’une poétique du songe dans Aurélien et les derniers romans d’Aragon », par Marie-Catherine Thiétard[[Thèse publiée aux éditions universitaires du Septentrion, 2002.]], qui analyse la liaison entre la conception aragonienne de l’amour et la création romanesque.

Le dernier roman du cycle « Le Monde réel », Les Communistes, est étudié par Corinne Grenouillet à partir des questions soulevées par l’esthétique de la réception, qui concerne au premier chef la réception immédiate du livre, mais s’avère aussi intéressante à aborder par l’étude des lectures fictives des personnages comme par celle des discours sociaux dont se nourrit l’écriture romanesque : « Lecteurs, lectures et réception du texte romanesque. Étude sémiologique d’un cas : Les Communistes d’Aragon »[[Thèse publiée, remaniée, en 2000 aux Presses Universitaires de Franche-Comté sous le titre Lecteurs et lectures des Communistes d’Aragon.]]. Peu de thèses, donc, sur ce vaste roman et sa réécriture en 1965, mais il existe des travaux de génétique pour certains ensembles du dossier, et surtout un travail colossal de documentation historique et d’étude minutieuse concernant l’organisation du texte, mené par Bernard Leuilliot dans l’édition de la version originale en 1998, et à l’occasion de la publication dans la Pléiade, volumes III et IV des Œuvres romanesques complètes. En « limitant » le corpus à l’ensemble du Monde réel à l’exclusion des Communistes, Marie-France Boireau a soutenu en septembre 2012 une thèse sur « Aragon romancier penseur de l’Histoire », alliant la réflexion théorique à la connaissance précise des périodes où Aragon a situé l’action de ses romans.

Au-delà du « Monde réel », La Semaine sainte, amplement commenté à la réception, a donné lieu à plusieurs publications de recherche en France et à l’étranger quelques années plus tard ; mais on citera en particulier la thèse de Patricia Richard Principalli, « La Semaine sainte d’Aragon, un roman du passage », soutenue en 1995[[Thèse publiée en 2000 chez L’Harmattan.]]. Centrée sur la notion aragonienne de « parenthèse », elle étudie la thématique angoissante du roman à travers l’usage des mythes et de l’Histoire, tout en apportant des éléments nouveaux très précis sur les sources historiques de La Semaine sainte.

Les « derniers romans » et la nouvelle « Le Mentir-vrai » (1965) ont pris une place d’autant plus grande dans la recherche depuis environ quinze ans qu’ils sont en phase avec les courants théoriques qui dès les années soixante et soixante-dix ont renouvelé la pensée contemporaine dans les sciences humaines et sociales, et en particulier dans la linguistique et la psychanalyse. Ne pouvant tout citer, je retiendrai des thèses qui font apparaître non pas l’application mécanique d’une théorie, mais l’élargissement souple de l’analyse littéraire enrichie par la fréquentation des courants théoriques contemporains, plus familiers aux jeunes chercheurs : en 1990 est soutenue à Paris VII la thèse incontournable de Nathalie Limat-Letellier, « Le Vertige de la fiction dans les derniers romans d’Aragon : vers une théorie de l’écriture ». Sur les mêmes romans, dans une thèse soutenue en 1996 intitulée « Ecriture, imaginaire et idéologie dans La Mise à mort et Théâtre/Roman, Valère Staraselski montre comment ces œuvres « obligent à une approche ainsi qu’à une procédure critique spécifiques »[[Thèse publiée en 2007 chez L’Harmattan sous le titre Aragon l’inclassable. Essai littéraire. Lire Aragon à partir de La Mise à mort et de Théâtre /Roman, L’Harmattan, 1997.]]. Le travail de Maryse Vassevière, intitulé en citant Aragon : « ’’Les pas de l’étranger dans les couloirs de la maison’’ ou les pratiques intertextuelles dans les derniers romans d’Aragon », n’ignore pas ces deux « derniers romans », mais s’attache plus spécialement à Blanche ou l’oubli et à l’intertextualité si fortement présente dans ce roman. Elle en établit une typologie et en analyse le fonctionnement et les rôles[[Thèse publiée en 1998 chez L’Harmattan sous le titre Aragon intertextuel ou les pas de l’étranger.]].

Recouvrant un corpus un peu plus étendu, un travail particulier de Marjolaine Vallin étudie la signification complexe du théâtre chez Aragon dans un cadre chronologique particulièrement riche dans ce domaine : « “Ce théâtre que je fus que je fuis” : la théâtralité dans l’œuvre dernière de Louis Aragon (1953-1981) », dans une thèse soutenue en 2003. La spécificité du livre monumental Henri Matisse, roman a conduit Dominique Vaugeois à s’interroger sur les paradoxes de sa composition. Dans sa thèse soutenue en 2000 à l’Université de Rennes, « L’épreuve du livre. Présentation et représentation : l’expérience du lisible et du visible dans Henri Matisse »[[Thèse publiée en 2002 aux Presses universitaires du Septentrion.]], elle montre que si on ne peut parler d’unité, la notion « d’identité textuelle » convient mieux à l’ouvrage d’Aragon. Mireille Hilsum passe au crible les stratégies et enjeux d’Aragon dans les préfaces qu’il a écrites pour les Œuvres Romanesques Croisées, et vise « à cerner la spécificité des préfaces croisées par rapport à d’autres commentaires aragoniens ». La thèse, soutenue en 1992 sous le titre « Aragon ou le roman des préfaces croisées », est consultable sur le site de l’ÉRITA. Nathalie Piégay-Gros a soutenu en 1994 à Paris VII une thèse concernant tout le corpus romanesque : « Enjeux de la citation dans le roman : Œuvres d’Aragon ». Après une clarification de la notion et de son usage dans la littérature, le relevé des citations et leurs références intéressent notamment les recherches sur l’intertextualité. C’est l’ensemble des textes romanesques qui révèle d’après Cécile Narjoux « la cohérence souterraine d’une œuvre plurielle et longtemps morcelée » qu’elle explore dans une thèse soutenue en 2000 : « Le Mythe ou la représentation de l’autre dans l’œuvre romanesque d’Aragon »[[Thèse publiée en 2002 chez L’Harmattan.]]. Sans recours direct aux modèles mythiques, Marie-Christine Marchasson-Mourier, dans « Des obsessions à l’incantation, Aragon créateur » (2003), analyse l’imaginaire d’Aragon comme un moyen de combler par l’écriture le vide identitaire. La thèse consultable sur le site de l’ÉRITA fait appel à des textes variés, romanesques et poétiques, en s’attachant plus particulièrement à certaines scènes récurrentes, notamment au « Carnaval » dans La Mise à mort. La thèse d’Annick Jauer soutenue en 2002, « Aux confins de la nostalgie et du devenir : l’Allemagne d’Aragon »[[Thèse publiée en 2007 aux Presses Universitaires de Provence sous le titre L’Allemagne d’Aragon.]], une étude documentée recourant aussi bien à la poésie qu’aux romans, observe « les multiples présences de la culture allemande à l’intérieur de l’œuvre d’Aragon » et montre l’Allemagne reconnue comme mythe nécessaire par Aragon à partir des années cinquante. La totalité des œuvres à caractère romanesque d’Aragon connues avant 1991 compose le corpus d’une thèse d’Etat soutenue par Suzanne Ravis à Paris IIII, « Temps et création romanesque dans l’œuvre d’Aragon ». À partir de l’observation des jeux temporels dans la narration, on repère chez Aragon des constantes et des années-seuils. Le sens du devenir historique et l’imagination de l’Histoire jouant un rôle essentiel chez Aragon, on donne quelques exemples du traitement du document et de la vision aragonienne de l’Histoire. L’exemple de trois récits contrastés confirme Aragon comme romancier du temps. On dégage enfin les traits spécifiques de la temporalité chez Aragon et son lien avec la création romanesque. Toutes les œuvres romanesques sont également mobilisées dans l’étude décisive de Roselyne Collinet-Waller soutenue en 1997, « La Figure du père dans l’œuvre romanesque d’Aragon »[[Thèse publiée aux Presses Universitaires de Strasbourg en 2001 sous le titre Aragon et le père, romans.]]. Avec une connaissance solide de la psychanalyse et une lecture serrée des textes d’Aragon, l’auteur dépasse les données biographiques initiales pour analyser « la réparation d’un rapport au père problématique » par la création littéraire, « le reversant sur le plan symbolique ». Luc Vigier, dans « La voix du témoin dans les œuvres en prose de Louis Aragon », thèse soutenue en 2000 à l’Université de Provence, s’appuie sur les concepts des penseurs du témoignage appliqués à l’analyse littéraire. Le texte « Les Martyrs » et la portée de la voix de guerre sont longuement étudiés, mais l’auteur montre que la question du témoignage dans un texte de fiction remonte plus haut que cette période chez Aragon et se poursuit jusque dans l’œuvre dernière, où l’on assiste « à une méthodique déconstruction des étapes cognitives du témoignage ». Une thèse toute récente (2012) de Josette Pintueles soutenue à Paris VII affronte la complexité de L’Œuvre poétique, où Aragon brouille toutes les frontières entre textes littéraires et non littéraires, paratextes et textes, mettant de fait en question la notion d’« œuvre ». Cependant l’ensemble compose une sorte de « roman » en raison des « interactions entre paratextes et textes », dont les articles des Lettres françaises et les illustrations programment la lecture. Enfin une thèse se présente comme une suite d’études réunies par la problématique de la réinvention. Dans cet ouvrage d’une grande rigueur conceptuelle, soutenue à l’Université Lyon-Lumière en 2002, Édouard Béguin analyse à partir de textes variés d’Aragon les concepts répondant à cette injonction « Faire œuvre : le problème de l’invention dans l’œuvre d’Aragon ». Il approfondit par exemple les notions si fréquemment citées d’« incipit » et de « mentir-vrai », dont l’usage par les chercheurs est parfois trop flou.

La liste des thèses est longue[[Je prie d’excuser toute erreur ou oubli de ma part, évidemment involontaire.]], et la connaissance de l’écrivain s’élargit à des lecteurs motivés de plus en plus nombreux, de plus en plus informés. Un domaine est resté peu fréquenté, l’étude de l’écriture, l’analyse du vocabulaire, des images, de la phrase (une exception pour Aurélien et pour Les Voyageurs de l’impériale). Heureusement, une communication promet de déboucher sur une thèse répondant dans une certaine mesure à ce manque : « La dérive phrastique dans les romans d’Aragon » clarifie cette notion fondamentale chez Aragon ; elle distingue les caractéristiques syntaxiques de la dérive, les caractéristiques sémantiques et rythmiques[[Emmanuelle Cordenod-Boiron, « La dérive phrastique dans les romans d’Aragon » publié dans La Langue d’Aragon, « Une constellation de mots », sous la direction de Cécile Narjoux, Éditions Universitaires de Dijon, 2011.]].

Publications d’inédits ou de textes redécouverts

Depuis les années quatre-vingts jusqu’à aujourd’hui, de nombreuses et importantes publications ont enrichi et parfois modifié l’image de l’écrivain. Leur présentation et leur contexte ont été excellemment formulés et précisés dans l’article de Corinne Grenouillet signalé plus haut, pages 6 à 10 de La Pensée n° 332, octobre/décembre 2002. Je me contenterai donc de rappeler les titres et les dates de ces publications, et de compléter l’article de 2002 en ajoutant les plus récentes.

La plus grande partie concerne les années vingt.

Des écritures automatiques ont été découvertes dans trois cahiers décrits par Lionel Follet dans Manuscrits surréalistes, sous la direction de Béatrice Didier et Jacques Neefs, Presses Universitaires de Vincennes, 1995, sous le titre « Manuscrits d’Aragon chez André Breton : description d’un dossier ». Les cahiers ont été reproduits en fac-similé à tirage limité dans « Garde-les bien pour mes archives », éd. Stock, 1997.

Des notes manuscrites concernant des lectures d’Aragon pouvant concerner Le Paysan de Paris ont été retrouvées dans un livre sur Platon de la bibliothèque du Moulin par Michel Apel-Muller, qui les a décrites dans Manuscrits surréalistes.

Le « roman fantôme »[[Voir le livre d’Alain Trouvé, Le Lecteur et le livre fantôme / Essai sur La Défense de l’infini de Louis Aragon, éd. Kimé, 2000.]] La Défense de l’infini, qu’Aragon disait avoir brûlé en 1927, a été partiellement retrouvé grâce à une longue enquête d’Édouard Ruiz, ainsi que des feuillets d’une autre origine, et publié dès 1986 sous le titre La Défense de l’infini (fragments), suivi de Les Aventures de Jean-Foutre la Bite, présentation et notes d’Édouard Ruiz, Gallimard, 1986. Après avoir découvert à Austin (Texas) d’importants fragments manuscrits relevant pour la plupart du livre mythique, Lionel Follet a publié une « édition renouvelée et augmentée » de La Défense de l’infini (Gallimard, nrf, 1997) accompagnée d’éléments biographiques éclairants et de repères chronologiques précis. Cette édition, qui connut un grand retentissement, reste un ouvrage de référence.

En 1994, parut le texte (inachevé) intitulé Projet d’histoire littéraire contemporaine rédigé à l’intention du mécène Jacques Doucet, édition établie, annotée et préfacée par Marc Dachy, Gallimard, collection Digraphe.

En 2000, paraît Aragon. Papiers inédits : de Dada au surréalisme (1917-1931), édition établie et annotée par Lionel Follet et Édouard Ruiz, nrf, Gallimard. Elle comprend une centaine de pages de lettres à Jacques Doucet, des lettres à divers correspondants dont « des échanges fascinants » avec Gide, des lettres à Cocteau et Picabia, des chroniques retrouvées, des notes sur Paris-Journal, « une mine de documents pour l’histoire d’une période charnière, de dada au surréalisme »

Réédition de textes dispersés 1918-1932

Sur la même période, ont été réunis en volume des articles, des lettres, préfaces, etc., sous le titre général Chroniques 1918-1932, ARAGON, ouvrage dû à Bernard Leuilliot, qui a réuni et annoté des textes dispersés et peu accessibles. Ed. Gallimard, 1998. L’équipe Aragon de l’ITEM envisage de poursuivre ce travail pour les périodes postérieures à 1932.

Des éditions de correspondances

Échangées entre 1918 et 1932 :
Lettres à Denise, vingt et une lettres inédites d’Aragon présentées par Pierre Daix, éd. Maurice Nadeau, 1994.
Lettres inédites de Louis Delluc à Aragon (1918-1923), éditées et présentées par Lionel Follet dans Recherches Croisées Aragon/Elsa Triolet n° 6, 1998, p. 223-240.
Aragon. Lettres à André Breton. 1918-1931. Précieux témoignage à une voix des relations intellectuelles et affectives entre les deux amis. Édition établie, présentée et annotée par Lionel Follet, éd. Gallimard, 2011.

D’autres correspondances ont pu se rapprocher d’époques moins lointaines.
Le Temps traversé. Correspondance 1920-1964 de Louis Aragon, Jean Paulhan, Elsa Triolet, édition établie, présentée et annotée par Bernard Leuilliot, éd. Gallimard, 1994.
Des correspondances moins abondantes, mais aussi d’un grand intérêt, ont été reproduites dans la revue Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet (RCAET) :
– correspondance inédite avec Albert Béguin[[RCAET n° 4, Annales Littéraires de l’Université de Besançon, 1992 : Dossier « Aragon / Albert Béguin, Correspondance inédite », lettres éditées, présentées et annotées par Corinne Grenouillet.]] particulièrement précieuse pour la période de la Résistance ;
– des lettres inédites d’Aragon à Max-Pol Fouchet et à Jean Roire écrites entre 1941 et 1945[[RCAET n° 8, Presses Universitaires de Strasbourg, 2002 : texte établi par Augustin Guillot, avant-propos et notes d’Augustin Guillot et Nathalie Limat-Letellier. ]] ;
– une correspondance discontinue, entre 1940 et 1970, avec George Besson[[RCAET n° 12, 2009 : dossier « Aragon / Georges Besson, Correspondance », édition établie et présentée par Marianne Delranc-Gaudric ; présentation de G. Besson et de ses liens avec Aragon par Chantal Duverget ; présentation du Fonds Georges Besson au Musée des Beaux-Arts de Besançon par Marie-Claire Waille.]].
– une correspondance avec Paul Éluard[[Publiée par B. Leuilliot dans la NRF n° 562, juin 2002.]].

On doit signaler aussi les inédits découverts par Nicolas Mouton, chercheur qui consacre ses travaux aux documents sonores et audiovisuels sur Aragon, tels des entretiens de l’écrivain avec Jean Ristat publiés en 2003[[Jean Ristat, Avec Aragon (1970-1982), Entretiens avec Francis Crémieux, Gallimard, 2003]].

La biographie d’Aragon est de mieux en mieux connue. Après les éditions successives de Pierre Daix (1975, mise à jour 1994, 2004), une volumineuse biographie établie par Pierre Juquin est en cours de publication. Elle reproduit certains documents jusqu’ici ignorés, éclairant la dimension politique de l’écrivain comme ses origines familiales. Le premier volume vient de paraître aux éditions La Martinière. Pierre Juquin a mené ses propres recherches, mais s’appuie aussi sur les apports de tous les chercheurs et érudits, qu’il remercie.

Études de genèse

Pourquoi ne pas titrer « recherche génétique » ? Sous l’épithète on entend de préférence l’étude des manuscrits (écrits à la main ou dactylographiés), saisis dans leurs variations « au cours même de l’écriture », comme le disait Aragon dans son discours au CNRS. Mais les chercheurs essayent de retrouver aussi l’histoire d’une œuvre en se penchant sur les sources où l’écrivain a puisé, ces « avant-textes » révélés ou cachés. La genèse concerne également l’aventure de l’émergence des textes, les éditions successives et les mutations de tous ordres que porte en elle la réécriture. Enfin la critique génétique des manuscrits, ressentie par bien des chercheurs comme le cœur de la connaissance dont on s’approche avec émotion, sera présentée à travers quelques exemples[[Voir les témoignages mis en ligne à la mi-décembre 2012 sur le site de l’équipe « Aragon » de l’ITEM.]].

Sources et intertextualité

Les deux termes ne concernent pas la même démarche créatrice, mais dans les deux cas les chercheurs enquêtent pour découvrir ou relever dans un texte d’Aragon des éléments empruntés directement à une source extérieure, ou transformés « à partir » d’un texte d’autrui, parfois à l’insu du lecteur. Quelquefois c’est un film ou un tableau qui inspire le roman, comme dans Anicet, La Semaine sainte, Blanche ou l’oubli. Ces types de recherche ont donné lieu à quantité de travaux, articles et thèses. La documentation tirée des journaux est l’une des sources les plus fréquentes d’Aragon, en particulier dans Les Cloches de Bâle, où l’auteur « colle » par exemple des articles du journal de Libertad, L’Anarchie, et dans Les Beaux Quartiers qui puise souvent dans L’Illustration et La Bataille syndicaliste[[Voir Raphaël Molino, « Comment Aragon a écrit certains de ses romans : de L’Illustration aux Beaux Quartiers », Annales de la Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, n° 1, 1999.]]. Le travail de recherche ne consiste pas seulement en un repérage de ces sources, mais dans l’étude de leur traitement par l’écrivain, qui peut tantôt en reprendre les informations jusque dans des détails, tantôt les citer tout en en déplaçant le sens[[Voir Suzanne Ravis-Françon, « Des discours de Jaurès au discours d’Aragon dans Les Cloches de Bâle et Les Beaux Quartiers », RCAET n° 2, 1989. ]].
L’intertextualité peut être affichée, comme dans Blanche ou l’oubli, ou diffuse, allusive, mais d’autant plus susceptible d’entrer en communion avec le lecteur : réminiscences d’Apollinaire dans Aurélien, imprégnation de Pouchkine (en particulier Eugène Onéguine) dans Le Roman inachevé et La Mise à mort[[Voir Léon Robel, « La langue, la littérature et la culture russes dans l’œuvre d’Aragon », in Aragon, Elsa Triolet et les cultures étrangères, Actes du Colloque de Glasgow d’avril 1992, publié aux Presses Universitaires Franc-comtoises, 2000, p. 141-169. ]], etc. On se souvient qu’Aragon a beaucoup joué de l’intertextualité cachée pour diffuser la « contrebande » des poèmes de guerre, par exemple dans Le Crève-cœur et Les Yeux d’Elsa[[Voir les analyses des poèmes de résistance par Wolfgang Babilas, Études sur Louis Aragon, Nodus Publikationen Münster, 2002.]].

L’historique de la genèse et la réécriture

L’histoire d’une édition, mise au jour, peut s’avérer aussi passionnante qu’un roman. C’est le cas pour Les Voyageurs de l’impériale, dont le manuscrit connut des avatars liés aux circonstances de la guerre en 1939 et sous l’Occupation. Michel Apel-Muller a exposé en détail au séminaire des chercheurs, et publié en 1988 dans RCAET n° 1, la « curieuse aventure » de la publication du roman en 1942. La notice et les « notes » rédigées par Daniel Bougnoux pour la Pléiade donnent des précisions sur l’édition américaine et sur les éditions postérieures à 1942. Il serait intéressant qu’un(e) étudiant(e) à l’aise avec l’analyse du style puisse comparer la version rétablie en 1947, reprise dans la collection « Le livre de poche », Gallimard, 1947, à la version des Œuvres Romanesques Croisées (1965) reprise dans la collection Folio (avec quelques erreurs). Aragon a procédé à des changements d’écriture et de rythme minimes mais multiples. Quant à Aurélien, la version de 1966 comporte des modifications de dates (étudiées par Wolfgang Babilas dès 1978 dans la revue Silex n° 8/9), des changements dans la distribution des chapitres, et un long ajout d’une étrange beauté[[Voir Aurélien ou l’écriture indirecte, éd. Champion, 1988, p. 25-29.]].
La question de la réécriture a donné lieu à des recherches exploratoires fondées sur l’informatisation des manuscrits des Communistes au GRELIS de l’Université de Besançon. Travaillant sur un échantillon de variantes entre la première édition de 1949-1951 et la seconde de 1966-1967, Jean Peytard souligne qu’il faut aller au-delà des relevés de variantes et variations, et invite à une méthode illustrée par l’étude des ajouts dans le tome IV de la seconde édition[[Jean Peytard, « Variantes et change des instances textuelles dans le tome IV des Communistes (problèmes de méthodologie) », RCAET n° 1, 1988. ]].
Une recherche d’une complexité extrême, mais exaltante, a restitué (sans certitude absolue) la genèse du roman longtemps inconnu, La Défense de l’infini. Dans le cas de cette œuvre en partie détruite, inachevée, les problèmes de lecture des manuscrits, de leur datation, de leur organisation hypothétique, de leur contexte, ont demandé des années de travail à Édouard Ruiz et à Lionel Follet. Ce dernier a découvert à Austin dix-neuf chapitres inédits qui ont à la fois élargi la vision que l’on pouvait avoir de ce roman, et compliqué l’hypothèse d’une structure. C’est pourquoi l’ouvrage publié en 1997 peut à juste titre annoncer La Défense de l’infini, romans (au pluriel), « édition renouvelée et augmentée ».

Génétique des manuscrits

Ce domaine privilégié par Aragon a été fréquenté de façon discontinue. Il n’a donné lieu qu’à une seule thèse, celle de Renate Lance réalisée à partir de manuscrits du Fonds Elsa Triolet-Aragon, soutenue en 1996 à l’Université Paris VIII. Cette thèse, intitulée « Dans ce château magique du lire et du taire : création et crise chez Aragon », propose « une réflexion qui s’appuie essentiellement sur la génétique et la théorie psychanalytique ». L’auteure de cette thèse a publié par ailleurs dans la revue Genesis une lecture du roman enfantin « Quelle âme divine » du point de vue de la psychanalyse.

La première flambée de la recherche génétique concernant Aragon est contemporaine de la création du Fonds Elsa Triolet-Aragon. Les deux premières livraisons des Recherches croisées leur font une place majeure, que peut expliquer la découverte de dossiers où l’on espère déchiffrer les différents états du texte « en devenir » sur les feuillets raturés, les dactylogrammes chargés de corrections manuscrites, les ajouts nombreux… Les chercheurs découvrent aussi les variations dans la disposition des chapitres, certains déplacements inattendus. Le groupe des linguistes de Besançon avait commencé le premier à étudier les variantes et réorganisations d’après la réécriture des Communistes, et à s’interroger sur les méthodes de travail. Des sujets de DEA furent consacrés à des recherches génétiques sur Elsa Triolet ou sur Le Roman inachevé. Lionel Follet se pencha sur les microfiches du manuscrit d’Aurélien pour un premier examen. Lorsque l’équipe née de la rencontre des chercheurs en 1985 décida de concentrer les efforts sur La Semaine sainte et d’organiser un colloque sur ce roman en 1987, Renate Lance fit un exposé circonstancié décrivant le dossier génétique, publié en 1988 dans RCAET n° 1, « Les originaux de La Semaine sainte du Fonds Elsa Triolet-Aragon : documents préparatoires, manuscrit et tapuscrit ». A la suite de cette présentation, deux chercheurs, Lucien Victor et Édouard Béguin, étudièrent minutieusement le manuscrit et le tapuscrit pour déceler les campagnes d’écriture, les variations dans les charnières de certains chapitres, les étapes de l’invention d’un personnage en décalage avec la cohérence du roman[[Édouard Béguin, « La genèse de Simon Richard d’après le dossier manuscrit de La Semaine sainte : problèmes et hypothèses », RCAET n° 2, 1989.]]. Ils présentèrent tous deux des communications approfondies de recherche génétique au colloque de 1987 sur La Semaine sainte, à partir de secteurs déterminés du roman[[Lucien Victor, « Segmentation et composition romanesque d’après le dossier manuscrit de La Semaine sainte », Histoire /Roman, La Semaine sainte d’Aragon, op. cit., 1988. ]]. Ces coups de sonde éclairent bien des points concernant la démarche scripturale, sans toutefois étendre l’analyse à tout le roman. Le dossier de Théâtre/Roman a été l’un des premiers à être étudié dans son fonctionnement d’ensemble, Aragon intégrant volontiers au texte, comme par une « mise en abyme », « l’image de sa genèse »[[Nathalie Limat-Letellier, « Présentation d’un manuscrit “en abyme” » : Théâtre/Roman », RCAET n° 1, 1988.]]. Le travail pionnier de Nathalie Limat-Letellier a constitué une base de référence pour l’édition du roman dans la Pléiade tome V, comme le déclare Philippe Forest.

Cette flambée initiale ne s’est pas maintenue longtemps au même rythme, mais la recherche génétique s’est poursuivie à petit bruit, dans les longues explorations sur les manuscrits surréalistes et La Défense de l’infini, ou dans certains recueils poétiques. Pour bien des œuvres les manuscrits manquent ou se résument à quelques poèmes (c’est le cas pour Les Poètes). Dans le cas du Fou d’Elsa, c’est au contraire la surabondance de matériaux génétiques qui ralentit la publication de vastes travaux, dont quelques articles donnent un simple aperçu[[Suzanne Ravis, communication au colloque « La langue d’Aragon » sur « Les avatars du futur dans Le Fou d’Elsa », et au séminaire ITEM/ÉRITA sur les poèmes terminaux, les « Apocryphes des derniers jours » ; mise en ligne sur le site ÉRITA d’une étude génétique sur les poèmes d’Aragon dans Paroles peintes en 1962. Une recherche plus large est en cours.]].

Depuis un ou deux ans, on observe un regain d’intérêt pour la recherche génétique; l’équipe Aragon de l’ITEM, après une communication de Maryse Vassevière sur le manuscrit d’Anicet, lui consacre le programme de l’année 2012-2013. Mais ce type de recherche minutieuse et exigeant l’observation soit des originaux, soit d’une excellente reproduction sur microfilm ou microfiche peut difficilement embrasser la totalité d’un ouvrage.

La publication, aujourd’hui achevée, des textes romanesques et poétiques d’Aragon dans la bibliothèque de La Pléiade a mobilisé les résultats de la recherche (sans toujours tenir suffisamment compte des acquis antérieurs), et dans certains cas a suscité de nouvelles investigations. Une avancée très utile a été faite en ce qui concerne les sources, l’histoire des éditions, l’élucidation de passages allusifs, de noms, etc. La génétique textuelle est forcément moins représentée. Le relevé de certaines variantes intéressantes n’est qu’un aspect partiel du travail, adapté aux publications destinées à un public cultivé, mais non spécialiste. Il reste donc un vaste chantier dans le domaine de la génétique, chantier assez ingrat, bien que passionnant pour le chercheur, en ce que la description précise des faits observés et leur interprétation supposent une technicité quelque peu décourageante pour le lecteur.

La recherche aragonienne a donc fait un bond dans les trente-cinq dernières années. Après un début où elle était portée par peu de chercheurs (équipes ou rares chercheurs isolés), elle s’est étoffée, mais aussi diffusée largement en France, et encore lentement à l’étranger. Les approches en sont variables dans leurs méthodes, les conditions de travail inégales, mais les acquis obtenus sont la promesse de nouvelles découvertes. Aragon est toujours « moderne », et d’autres générations de chercheurs porteront sur son œuvre un regard neuf.

Suzanne Ravis-Françon

P.S. : Cette présentation de la Recherche aragonienne était en cours de rédaction et presque achevée quand nous avons appris le décès de Michel Apel-Muller le 21 décembre 2012. J’avais eu à cœur de faire apparaître dans ce texte l’importance décisive de son rôle, que beaucoup oubliaient injustement. Par égard pour sa discrétion, j’évitais l’emphase. Désormais ce texte peut être lu comme une contribution à l’hommage qui lui est rendu.

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