Juliette Darle, « Rue de la Sourdière », décembre 2012
Présentation
Juliette Darle est une poétesse française, dont les premiers poèmes, publiés dans les années 1950, ont été salués par Aragon.Elle a fait partie du groupe des Jeunes Poètes du CNÉ (Comité National des Écrivains), formé à l’initiative d’Elsa Triolet, avec parmi d’autres René Depestre, Alain Guérin, Charles Dobzynski, Jacques Roubaud, Hubert Juin, Josette Mélèze…
Avec son mari André, écrivain, elle dirige la revue Le Temps des poètes et a promu la poésie murale, qui associe poésie et peinture. Considérant que la poésie a partie liée avec l’oralité, elle a longtemps récité ses poèmes en compagnie de guitaristes et de chanteurs, comme Serge Reggiani, puis Alain Buci. Parmi ses nombreuses œuvres : Arbre haute mémoire. Poème pour un cinquantenaire, dessins-collages de Sarah Wiame (1995) ; Les Portes du temps, précédé de Visages du siècle qui s’en va, Limoges, le Bruit des autres (2001).
Pour en savoir plus.
Elle nous offre un poème inédit, écrit pour l’anniversaire de la mort d’Aragon, qu’elle accompagne d’une « Note ».
Rue de la Sourdière
à Louis AragonAllumez donc les étoiles
les feux de bord Allumez
les lanternes vénitiennes Le poète est sur le seuil
et les ombres s’en émeuvent Son regard bleu rend visible
le filigrane du rêve Son regard bleu rend visible
l’intime clarté des autres Les livres d’eux-mêmes s’ouvrent
sur l’ode gravée en toi D’eux-mêmes les siècles s’ouvrent
sur le chant que préfigure
le geste du Citharède Juliette Darle
Note sur la rue de La Sourdière[[Aragon et Elsa Triolet habitent le 18 rue de La Sourdière de février 1935 à mars 1960, date à laquelle le couple s’installe au 56 rue de Varenne. Toutes les notes sont de la rédaction.]]
Aragon allumait une à une toutes les lampes de l’appartement et Elsa Triolet disait : « Mais enfin, Louis, tu vas faire sauter les plombs… » Ce n’est pas dans mes habitudes d’apporter un commentaire à mes heptasyllabes, mais ma première visite rue de La Sourdière aura en partie inspiré le poème que voilà.
L’espace faisait cruellement défaut, Elsa savait l’agencer selon les besoins du jour. Tantôt de longues planches posées sur des tréteaux formaient un plan de travail où l’on pouvait disposer toute une documentation. Tantôt les planches debout dans un angle de la pièce, laissaient place à des fauteuils de rotin, à un cercle convivial… Du sol au plafond, un mur entier vivait de la chaleur des livres, respirait à leur rythme. On accédait au plus haut, me semble-t-il, par une simple échelle. Le poète semblait connaître la place de chaque livre. La place par exemple des ouvrages sur les troubadours qu’il descendit ce soir-là avec aisance de l’étagère la plus haute. Louis Aragon venait à peine de dépasser la cinquantaine. Ce n’était pas l’homme vieilli qu’on nous présente un peu partout ces derniers temps.
Un soir, la discussion fut longue rue de La Sourdière. On assistait à une suite d’attaques sournoises, pensait-on, dans un journal qui lui était proche. Elsa proposa qu’on écrive un article, ce qu’elle nommait « une réponse », dans une lettre que je viens de retrouver. Ce qui me reste en mémoire de cet épisode, c’est la vulnérabilité du poète, une sensibilité démesurée devant la mesquinerie courante. La rue de La Sourdière, c’était les heures passées à interroger Aragon pour un livre que m’avaient commandé les Éditions du Seuil. Avec Elsa, avec André, les questions fusaient, les réponses possédaient le charme inouï du langage aragonien. Il y avait de l’incandescence dans ses paroles. La guerre d’Algérie devait empêcher la parution de ce livre. Le directeur de la collection, Francis Jeanson, me fit parvenir une longue lettre, une lettre manuscrite, pour m’indiquer qu’il entrait dans la clandestinité[[Francis Jeanson dirige la collection « Écrivains de toujours » jusqu’en 1955, où Monique Nathan lui succède. En 1957, il met en place le Réseau Jeanson, afin de faire parvenir des fonds au FLN.]], qu’il donnait sa démission des Éditions du Seuil. Une dame, aujourd’hui disparue, devait lui succéder et faire paraître le livre sur l’œuvre d’Aragon. Il n’en fut rien. La personne en question détestait l’auteur du Paysan de Paris. La rue de La Sourdière c’était parfois mes rendez-vous du matin avec Elsa Triolet. Vers treize heures, Aragon apparaissait avec le nouveau numéro des Lettres françaises qui venait de sortir des presses. Le poète semblait épuisé.
Chaque époque a ses vertiges. L’après-guerre prolongeait des promesses d’espoir insensées. C’était pour André et moi, le temps des rencontres avec Fernand Léger, avec Alberto Giacometti. Ces deux artistes ne manquaient pas d’anecdotes, parfois savoureuses, dans lesquelles apparaissait leur « ami Louis ». Laurent Terzieff m’assista une année à une vente de livres organisée par Elsa Triolet (la vente annuelle du Comité National des Écrivains). Le jeune Laurent Terzieff communiquait une fougue et un enthousiasme extraordinaires. Notre stand fut très animé.
À cette époque de la rue de La Sourdière, Aragon recevait des écrivains de toutes les nationalités dans un palais proche de l’Elysée[[Il s’agit de l’ancien hôtel Hirsch, rue de l’Élysée, qui devient la Maison de la Pensée française après la guerre. S’y trouvent également la Maison de la Culture, animée par Aragon et le siège du Comité National des Écrivains (CNÉ). C’est là qu’à ses débuts Juliette Darle est invitée par Aragon à lire ses poèmes devant un parterre d’écrivains, dont Éluard et Tzara.]]. Des admiratrices, parfois follement amoureuses, venaient de Suède, d’Italie, de Pologne, elles venaient de partout pour rencontrer l’auteur des Yeux d’Elsa.
Aragon aimait les arbres. Plus tard, rue de Varenne, Aragon nous menait chaque fois dans sa chambre, André et moi, afin d’ouvrir la fenêtre et de nous montrer l’arbre magnifique, l’arbre immense des jardins voisins. Il s’agit ici de « choses vues » pour éclairer un poème. Et de rien d’autre. Juliette Darle
25 novembre 2012
Note écrite pour le trentième anniversaire de la disparition du poète. Télécharger l’article en pdf :