Article consacré au RCAET 13 dans la revue Europe (juin 2012)

Publié par R. L. le

Lecture de Michel Ménaché – Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet N°13, Presses universitaires de Strasbourg

La dernière livraison des Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet (Presses universitaires de Strasbourg, 20 euros), réunit d’intéressantes contributions revisitant l’implication singulière et les combats littéraires des deux auteurs dans la tourmente des affrontements historiques et idéologiques du XXème siècle. Plutôt que de tenter d’en donner une synthèse réductrice, j’en dégagerai quelques aspects et données méritant d’éveiller la curiosité des lecteurs.

Marie-France Boireau, observant le rôle de l’Histoire dans les œuvres romanesques d’Aragon, analyse le sentiment du tragique dans les trois premiers romans du Monde réel. Elle observe notamment le jeu d’échos entre le temps de la fiction narrative et le temps de l’écriture. Elle se réfère aussi aux préfaces ultérieures mettant en perspective chaque étape des Œuvres croisées. Aragon éclaire son implication historique quant aux grandes figures emblématiques des Cloches de Bâle : Jaurès placé au sommet de l’Histoire à la veille de la Grande Guerre, Clara Zetkin, lucide et déterminée quand l’incendie s’annonce. La grande illusion de pouvoir l’empêcher, dans le roman, prend la forme du Congrès socialiste de Bâle en 1912. A propos de « l’horizon d’attente » de ses personnages pathétiques, Aragon note : « leurs mains apprendront à tenir des fusils. Ils jetteront un jour des fleurs meurtrières, des grenades, avec ces mêmes mains. » Marie-France Boireau rappelle que, dès 1908, Jaurès passant du « bal des mots » aux balles des sons » dénonçait « l’association Krupp Schneider, le couple amical de l’obus allemand et de l’obus français. »

Erwan Caulet revient sur les batailles du livre « progressiste » et les Bibliothèques « idéales » impulsées notamment par Aragon – directeur des Lettres françaises et des Editeurs Français Réunis – et Elsa. Les collaborateurs de la Nouvelle critique et de L’Humanité, les éditorialistes et romanciers, André Wurmser, André Stil, sont en première ligne, dans cette bataille idéologique du livre, visant à l’élaboration d’une culture littéraire communiste avec ses héros prolétariens, ses références et ses exclusives, en pleine guerre froide. Aragon le clame haut et fort avec des nuances parfois, des arguments d’autorité cinglants, voire des pointes d’humour pour marquer sa distance à l’orthodoxie : « Il faut savoir lire au temps de la guerre froide […] au temps où il suffit d’une colombe au milieu de l’écran pour que Miracle à Milan devienne la contrebande de l’appel de Stockholm. »

Aurore Peyroles s’attache à étudier la « contre-scénarisation » faite roman dans Les Communistes, dernier volet du Monde réel. Cette notion empruntée à Yves Citton met en perspective l’affrontement des classes antagonistes dans les prémisses de la 2ème Guerre mondiale avec leur lecture respective des évènements, « la rivalité des Histoires ». Le roman tient alors davantage du reportage que du conte. Aux mots de restituer la réalité en « serviteurs fidèles » pour « donner prise aux hommes sur l’univers. » La forme elle-même du récit, selon Aragon, doit se distinguer des formes narratives conventionnelles privilégiées par les classes dominantes.

Corinne Grenouillet observe la place réduite mais significative des africains et de la question coloniale dans l’œuvre d’Aragon. Depuis Apollinaire, l’attrait de l’art nègre avait aussi gagné le mouvement surréaliste. La mise à mort (1965) aborde l’implication des troupes coloniales dans la Grande Guerre, laquelle a constitué pour l’auteur une expérience fondatrice. Le deuxième conte de La chemise rouge est intitulé Le Carnaval. Le médecin militaire, comme Aragon lui-même au front, est confronté au mépris et à l’irresponsabilité de l’Etat Major face aux épidémies de tuberculose parmi les Spahis : « Ils l’ont tous… Ils vivent très bien avec… » L’empathie de ce médecin, double de l’écrivain indigné, révèle sa première prise de conscience anticoloniale. Le parti communiste s’est seul dressé contre la Guerre du Rif en 1925. On se souvient qu’au banquet Saint-Pol Roux, Aragon provoque doublement l’assistance en criant : « Vive l’Allemagne ! Vivent les Rifains ! » En 1931, le tract surréaliste « Ne visitez pas l’exposition coloniale » et la contre-exposition « La vérité sur les colonies » sont en phase avec le point de vue développé dans Le Monde réel. Dans Les Communistes aussi, Aragon dénonce le sacrifice des soldats africains en première ligne à la Horgne. Il y reviendra dans un poème en 1949 : Cantique aux morts de couleur publié dans Les Lettres françaises puis repris dans Mes Caravanes.

Avec l’ébranlement du Printemps de Prague, le néo-stalinisme s’empare de Moscou tandis que la rédaction des Lettres françaises, de plus en plus critique envers les doctrinaires officiels du bloc soviétique, s’émancipe définitivement du dogme jdanovien. Marianne Delranc-Gaudric revient sur le combat d’Elsa Triolet pour réhabiliter les précurseurs des théories de la littérature, contribuer à faire rééditer les textes des formalistes russes préfacés par Roman Jakobson. Elsa avait déjà révélé Chklovski et les avant-gardes russes en France dès 1928 avant de publier, en 1939, ses souvenirs sur Maïakovski. C’est justement à propos de Maïakovski qu’une polémique va opposer Les Lettres françaises aux faussaires de la revue Ogoniok. Ceux-ci reviennent sur le suicide de Maïakovski en salissant la mémoire de Lili et Ossip Brik avec des relents nauséabonds d’antisémitisme. L’Union soviétique voulait reconstruire une statue aseptisée du grand poète national, expurgée des contingences historiques et bureaucratiques du stalinisme… Elsa Triolet riposte avec sa fougue et sa culture aux côtés de Pierre Daix et d’Aragon. Marianne Delranc-Gaudric ne limite pas son étude à la seule sphère des Lettres françaises : Léon Robel dans Tel Quel et Jean-Pierre Faye dans Change prennent aussi leur place dans la défense de la mémoire d’Ossip et Lili Brik.

Maryse Vassevière revient sur une polémique ayant opposé Aragon et Breton quant à la peinture soviétique. Aragon dès le début des années 50 se montre soucieux de prouver au public français la variété de la production soviétique. Il accuse les sceptiques d’être sourds et aveugles à un art véritable qui suscite le plus souvent en Occident condescendance et sarcasmes. S’il reconnait les limites du jdanovisme et de la critique académique soviétique en art, Aragon exprime son admiration pour des œuvres singulières comme les paysages de Georguy Nissky. Pour Breton, au contraire, l’art soviétique des années 50 « sue la terreur ». Son pamphlet publié dans la revue Arts, avec son sous-titre fracassant : « Ecraser l’art pour toujours » considère que la terreur policière s’exerce sur les artistes soviétiques comme l’Eglise et la monarchie contrôlaient la production artistique. Cet article ainsi que le suivant : « Du réalisme socialiste comme moyen d’extermination morale » seront repris par Breton dans La Clé des champs (1953). S’il n’y a pas d’entente possible entre Breton et Aragon, les nuances qu’apporte progressivement ce dernier à ses jugements univoques du début montrent qu’il n’est pas loin de partager, non l’antisoviétisme viscéral de Breton, mais le mépris de celui-ci quant à la médiocrité d’une large part des œuvres produites en URSS au nom du réalisme socialiste.

Julie Morisson étudie elle aussi les articles sur l’art publiés par Aragon dans les Lettres françaises à partir de 1950, en ces années d’extrême confusion précédant le XXème Congrès du P C soviétique. Elle s’attache à souligner l’embarras éprouvé par l’écrivain à défendre et définir le réalisme socialiste – « art de tout l’avenir » défini selon lui « par les œuvres elles-mêmes » – même s’il repousse les simplifications abusives, voire caricaturales des épigones. Julie Morisson affirme que le discours esthétique d’Aragon s’apparente aussi à son écriture romanesque avec sa dimension émotionnelle.

En contrepoint aux réflexions esthétiques d’Aragon, il est édifiant de découvrir le choix très ouvert par lui-même des reproductions d’artistes destinées à faire circuler le lecteur dans son œuvre poétique complète publiée par le Club Diderot-Messidor, de 1974 à 1981. Josette Pintueles étudie comment l’auteur s’approprie les œuvres d’art pour introduire des jeux « sémiotiques » et « interpicturaux », tout en posant avec son goût permanent de la provocation, des questions esthétiques et idéologiques « en contrebande » !

On lira également, peut-être avec surprise, une intéressante contribution de Patricia Richard Principalli sur Aragon, lecteur de la comtesse de Ségur. Son premier roman, écrit à l’âge de 8 ans – Quelle âme divine !-, porte l’empreinte – « l’influence de l’intertexte » – du Général Dourakine ! Les lectures d’enfance sont des catalyseurs de l’imaginaire de l’auteur, voire en déterminent la construction. Cette influence ségurienne court encore 50 ans plus tard dans La Semaine sainte. L’auteure de l’article dresse aussi un parallèle significatif entre les destinées respectives de Sophie Ségur et Elsa Triolet, toutes deux ayant quitté précocement leur Russie natale pour s’établir en France, et toutes deux ayant exercé sur Aragon dans leur époque respective une forte fascination « politique, poétique et génétique ».
L’ouvrage publie également 14 lettres d’Aragon au jeune poète Henri Droguet écrites entre 1968 et 1973. Il avait publié ce jeune auteur encore inconnu (qu’il appelle dans plusieurs de ces lettres « Mon cher enfant ») dès 1968 dans Les Lettres françaises. Il est aussi question d’autres jeunes poètes promus par Aragon : Marc Delouze, Michel Cahour, etc.

Enfin, Maryse Vassevière traduit un entretien d’Aragon avec Maria-Antonietta Macciocchi et Giansiro Ferrata publié dans Rinascita (n° 8, 23 février 1968). L’entretien porte sur son œuvre, celle d’Elsa, et la relation de celle-ci à Berlin en 1923 avec Chklovski (auteur de Zoo, roman par lettres sur cette rencontre amoureuse). Aragon dit le pouvoir de la poésie là où le discours politique ou journalistique échoue et souligne les changements de la politique culturelle du PCF à partir de la résolution d’Argenteuil. Après avoir justifié son soutien à Michel Foucault, attaqué par plusieurs penseurs marxistes pour Les mots et les choses, Aragon dit aussi son admiration pour l’ouvrage du même sur Roussel. Il clôt l’entretien sur l’étonnement suscité par son élection à l’Académie Goncourt. S’il convient que toute sa vie il s’est opposé à l’existence des académies, c’est pour revendiquer à nouveau haut et fort, là comme partout ailleurs, sa liberté et son droit à la contestation…

On l’aura compris, cette dernière livraison des Recherches croisées n’élude ni la complexité ni les contradictions fécondes de deux intellectuels et écrivains majeurs dont et sur lesquels nous avons encore beaucoup à apprendre.

Publié dans la Revue EUROPE (juin 2012)

Cet article est lisible sur le blog d’Alain Freixe