Compte-rendu par Hervé Bismuth de : Lire Aragon, Honoré Champion, 2000
Lire Aragon,
Sous la direction de Mireille Hilsum, Carine Trévisan, Maryse Vassevière,
Honoré Champion, Paris, 2000. 500 frcs.
Cet ouvrage édite les actes du colloque Lire Aragon, tenu à l’occasion du centenaire de la naissance d’Aragon les 3,4, 5 et 6 décembre 1997 à l’Université Paris VII-Denis Diderot et à la Fondation Elsa Triolet/Aragon (St-Arnoult-en-Yvelines), et organisé à l’initiative de l’Équipe de Recherches Interdisciplinaire sur Elsa Triolet et Aragon (ÉRITA) Les interventions sont regroupées autour des trois thèmes fédérateurs : « Poétique », « Politique » et « Arts » : il est vrai que des apports critiques célébrant le parcours d’un tel auteur ne sauraient se contenter d’études portant sur les seuls champs littéraires, poésie et prose narrative, investis par le romancier-poète ; l’écriture d’Aragon est également celle d’un homme engagé dans son siècle et d’un amateur d’arts qui, entre autres hommages aux artistes qu’il fréquenta, avait lui-même choisi les illustrations des rééditions de ses œuvres dans les années 60-70.
Le champ poétique, celui de la poésie puis celui du roman, est abordé par deux études portant sur des poèmes peu fréquentés et présentés par leurs auteurs comme des textes de la modernité. L’article de Michel Murat : « La Grande Gaîté : une poésie du temps de manque ») est la première étude critique à porter exclusivement sur le seul recueil de poèmes surréalistes à n’avoir pas été republié, en dehors de L’Œuvre poétique éditée par Aragon lui-même. A l’autre versant de la période lyrique du poète engagé, celui des années 55-81, Les Poètes ont eu un avenir éditorial bien meilleur que La Grande Gaîté, mais force est de constater, comme le fait Olivier Barbarant (« Poétique des Poètes : un lyrisme contemporain »), que la critique s’est peu occupée de cette période. Autre modernité en question dans ces premières interventions du colloque, celle dont se prévalait le jeune Aragon, ce que rappelle Wolfgang Babilas (« Aragon, théoricien du surréalisme »). Les autres études de cette section « Poétique » insistent sur la permanence d’une esthétique d’Aragon, depuis la période surréaliste jusque dans les textes tardifs, à propos desquels Suzanne Ravis explique (« Le temps revisité »), combien évoquer « un retour d’Aragon au surréalisme serait trop sommaire ». Édouard Béguin analyse la tension entre les deux grands genres pratiqués par l’écrivain polygraphe et ses affirmations sur « le partage conventionnel des genres littéraires » (« Poésie et roman dans le discours critique d’Aragon »). S’agissant du roman, Maryse Vassevière démythifie le principe de la création romanesque à partir de son incipit, à l’avant-texte des manuscrits disponibles (« La théorie des incipit à la lumière des manuscrits ») et Bernard Leuillot (« Rites de passage ») explique de quelle façon l’écriture de La Semaine sainte provient de celle des Communistes. La Mise à mort de 1964 pose à la fois la question de la triplicité du personnage et de celle du sujet de l’écriture : c’est dans cette mesure que Paule Plouvier passe de la question « Du sujet multiple au sujet ouvert ». Nathalie Piégay-Gros montre en quoi « Les citations dans les derniers romans d’Aragon » sont symptomatiques d’une « écriture de l’oubli ». Nathalie Limat-Letellier présente le paradoxe du « mentir-vrai » comme une véritable « poétique de la fiction. Carine Trévisan (« On entend un enfant ») rattache l’écriture d’Aragon à ces « écritures du moi » de son siècle en analysant la spécificité de la « question de l’enfance » dans ses écrits.
Le champ politique étudie les aspects sous lesquels l’écrivain signe ses engagements politiques dans ou entre les lignes de son écriture littéraire, mais également la façon dont Aragon prend « politiquement » position dans les luttes partisanes de la littérature et dans sa pratique de directeur, d’éditorialiste et d’écrivain des Lettres françaises (Corinne Grenouillet, « Aragon historien de la littérature » ; Philippe Olivera, « La mise en scène du grand écrivain dans Les Lettres françaises). Daniel Bougnoux analyse la tension permanente d’un couple de forces sinon nécessaire du moins durable, « L’amour, la politique », dans le parcours d’un homme qui « tenait son être des autres ». La politique, c’est également les remises en question de l’Auteur, que Mireille Hilsum (« Armand, inutile Armand ») nous donne à lire dans les ratures successives de l’écrivain, nous amenant à constater la « défaite du héros “po” », celui qui laisse la place à l’anti-héros, Pierre Mercadier, auteur d’un essai sur John Law dont Georges Benrekassa analyse la « logique » « lacunaire » dans Les Voyageurs de l’impériale. L' »écriture communiste » du Monde réel ne va ainsi pas de soi, et tient plus d’une mise « en scène » que d’une mise « en œuvre » (Nelly Wolf). Cette « écriture », que Jean-Michel Péru (« Position littéraire et position politique ») présente comme une pratique de la « littérature prolétarienne », est paradoxale de la part d’un des fondateurs du mouvement surréaliste, attaqué au cours de la deuxième Guerre mondiale par ses anciens camarades (John Bennett : « Aragon et les surréalistes de Londres »), même lorsqu’elle aborde des référents notoirement politiques : la « manif » (Danielle Tartakowsky), l’épisode de Dunkerque dans Les Communistes (Luc Vigier). C’est à la fois en en homme politique et en homme de lettres que l’écrivain appelé à devenir « poète national » (Gisèle Sapiro : « La politique littéraire nationale d’Aragon ») rend à Barrès (Reynald Lahanque : « Aragon lecteur de Barrès ») et à Rimbaud (Jean-Pierre Martin : » Aragon mythographe de la littérature ») des hommages autrement plus paradoxaux que celui qu’il rend à l’intellectuel humaniste J.-R. Bloch (Marie-Thérèse Eychard).
Le troisième volet de ce colloque est consacré aux arts, à commencer par les illustrations qu’Aragon lui-même s’était choisies pour éditer ses romans en les croisant à ceux d’Elsa Triolet (Patricia Principalli : « Les illustrations de La Semaine sainte ») et pour présenter ses Incipit chez Skira (Hélène Védrine, « L’illustration de Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit visuels »). Reste que le rapport d’Aragon aux arts visuels s’étend, bien au-delà de leur convocation, au mimétisme de la prose à la thématique picturale, dans Henri Matisse, roman bien entendu (Dominique Vaugeois, « Les semblances fixées »), mais également dans d’autres romans (Christine Lorente, « L’apparition comme procédé romanesque »). L’étude finale est consacrée à l’art peut-être le plus prégnant chez celui qui malgré tout s’est contenté de n’être, à peu de choses près, qu‘un poète-romancier : le théâtre (Agnès Rey : « Aragon et Antoine Vitez »).
Hervé Bismuth.