Marianne Delranc, « 1970, Elsa Triolet disparaît », L’Humanité dimanche n° 222, 29 juillet 2010

Publié par C. G. le

Marianne Delranc-Gaudric, « 1970, Elsa Triolet disparaît / Tout ce que disent ces yeux-là », L’Humanité Dimanche du 29 juillet-4 août 2010, n° 222, p. 92-96

Tantôt décriée, tantôt célébrée comme la « muse d’Aragon », souvent réduite à son prénom, idéalisée par son poète, Elsa Triolet fut l’une de ces femmes du vingtième siècle qui s’engagèrent dans les chemins difficiles de la liberté.
Ses débuts dans la vie défient les obstacles; née Ella Kagan, en 1896, dans une famille juive moscovite, à une époque où les discriminations antisémites empêchent son père, avocat, de plaider, elle reçoit une éducation libre et peu commune pour une jeune fille de ce temps : enfant, elle apprend le français et l’allemand, puis termine le lycée avec une médaille d’or[[Chose remarquable étant donné les quotas limitant l’accès des jeunes juifs aux études.]], obtient un diplôme d’architecte en juin 1918, métier encore rare pour une femme. Sa mère, femme cultivée, s’intéresse aux problèmes sociaux et politiques. E. Triolet se souvient de 1905 : « Ma mère appartenait à cette foule fervente qui se tient sur le trottoir au passage des manifestations. Elle m’emmenait avec elle. Il y a eu le grand cortège qui suivait le cercueil du bolchevik Bauman, assassiné par un agent de l’Okhrana[[Police secrète tsariste]]. Ouvriers et étudiants, reconnaissables à leur uniforme universitaire, marchaient lentement bras dessus bras dessous en rangs serrés et chantaient : « Vous êtes tombé victime de la lutte fatale… ».
C’est dans ce milieu universitaire bouillonnant qu’elle rencontre son premier amour, le poète et peintre Maïakovski, lui-même étudiant aux Beaux-Arts, et ceux qui vont constituer une grande partie de l’ « avant-garde » russe, Formalistes et Futuristes, écrivains, peintres ou chercheurs, comme Victor Chklovski, Vladimir Pozner, Marc Chagall, Vélimir Khlebnikov, Isaac Babel, Boris Pasternak… Roman Jakobson, le futur linguiste, elle le connaît déjà depuis longtemps, car c’est un ami d’enfance; elle restera en relation avec lui toute sa vie.
Lorsque éclate la révolution de 1917, qui correspond aux aspirations de toute cette jeunesse, beaucoup de ses amis s’y engagent corps et âme. E. Triolet exprime aussi son enthousiasme dans une lettre à Maïakovski, le 8 mars 1917 : « Et maintenant, j’ai incroyablement envie d’y prendre part, depuis une semaine déjà, je bats le pavé du matin jusque tard dans la nuit. En cours, il y a des assemblées et toutes sortes de trucs. J’espère que demain, les occupations commenceront. Et en plus, je vais certainement faire quelque chose au conseil municipal. »
Cependant, sa situation matérielle est difficile. Son père est mort en juillet 1915 ; pour vivre, elle travaille en usine fin 1916 – début 1917. Son univers affectif est d’autant plus bouleversé que Maïakovski est tombé amoureux de sa sœur Lili, d’un amour partagé. Elle décide alors de se marier avec un jeune officier français, André Triolet, rencontré à Moscou, et de le suivre à Paris ; mariage malheureux, car elle tombe dans un univers aux antipodes de ce qu’elle a connu : un milieu provincial bourgeois, refermé sur lui-même, où la femme est cantonnée dans son rôle traditionnel de maîtresse de maison et/ou d’objet ornemental, et qui apparaît dans le début de son roman Bonsoir, Thérèse. Après un séjour d’un an à Tahiti avec son mari, elle se sépare de lui, part en 1921 à Londres où elle travaille comme architecte, puis à Berlin, en 1922, où elle renoue avec son milieu intellectuel et artistique : beaucoup de Russes y séjournaient alors, l’Allemagne venant de reconnaître l’Union soviétique.
À Berlin Chklovski, ainsi que Gorki la poussent à devenir un écrivain professionnel. Son premier livre, À Tahiti, paru en 1925 à Léningrad, inaugure un ton nouveau, un parti-pris du « lieu commun », des « images légalisées par le temps » dit-elle, et un « primitivisme » dans la lignée de Paul Gauguin et des Futuristes. Elle y dépeint la liberté sexuelle des Tahitiennes et Tahitiens, mais aussi les ravages de la colonisation. On y est loin de l’exotisme. D’autres romans en russe vont suivre : Fraise-des-Bois, qui évoque indirectement son enfance, sa jeunesse, son exil à Paris et la révolution de 1917 ; Camouflage, plus amer, qui a pour cadre le Montparnasse artiste des années 20, où elle vit et fréquente aussi bien ses amis peintres comme Léger ou Delaunay, que des surréalistes comme M. Duchamp ou R. Vitrac. Camouflage aborde des questions rarement évoquées à l’époque: avortement, prostitution, travail féminin, identité et avenir de la femme…
C’est à Montparnasse, en tant qu’écrivaine déjà confirmée, qu’elle fait la connaissance d’Aragon le 6 novembre 1928. Parce qu’elle a lu Le Paysan de Paris et qu’elle a été «frappée, explique-t-elle, par la poésie de cette prose merveilleuse », elle souhaite en rencontrer l’auteur. Aragon correspond à l’homme rêvé dont elle parlait le soir avec son amie d’enfance Nadioucha, comme l’ indique son journal intime : « un homme avec lequel il serait possible de travailler ensemble. Ce doit être merveilleux ! » disait-elle. « Travailler ensemble » : dès sa jeunesse, E. Triolet a lu Tchékhov, dont les héroïnes s’émancipent par le travail. Ce sera un thème constant de ses livres. Or, la société française retarde sur la société russe, où cette idée a fait son chemin, où les femmes ont obtenu le droit de vote en 1918, le respect de l’union libre, la facilité du divorce, l’avortement thérapeutique gratuit (1920). En France, la misogynie est fréquente, et la femme, même pour les Surréalistes qui ont une haute idée de l’amour, est encore uniquement cette « femme aux épaules de champagne » que célèbre André Breton et non une égale qui travaille.
E. Triolet aura du mal à se faire respecter comme femme libre et comme auteure. Dans les années trente, face aux difficultés d’édition de ses œuvres en Union soviétique où le stalinisme se développe, elle décide d’écrire en français un premier roman, Bonsoir, Thérèse. Elle ne reçoit alors aucun encouragement d’Aragon : « tu ne connaissais pas le russe, et tu craignais le pire. Tu ne me faisais pas confiance sur ma bonne mine, et je t’en voulais » écrira-t-elle. Aragon a regretté ensuite ce qu’il a considéré comme un aveuglement. Ce roman nouveau met en scène une héroïne virtuelle, aussitôt perdue qu’entrevue : c’est un prénom entendu à la radio, une violoniste dans le métro, une femme élégante dans un bal, une acrobate intrépide, une clocharde, etc… La question : « Était-ce Thérèse ? » y revient sans cesse ; cette femme n’existe pas encore, elle est la somme de toutes ces potentialités successives. L’écriture du livre s’accompagne d’une réflexion sur la féminité : « Les femmes, c’est l’avenir du monde. Leur force n’est pas découverte, mais est-ce que l’électricité a toujours été connue ? Elle remuera encore des montagnes, cette force (…) Pas des amazones – des femmes les plus « femmes », seins, cheveux longs, fragilité, douceur (…) » écrit- elle dans son manuscrit. « L’avenir de l’homme est la femme » écrira beaucoup plus tard Aragon. Ce roman se situe aussi dans l’actualité du fascisme montant, des complots de la Cagoule, des manifestations de février 1934, de l’antisémitisme.
Pendant la guerre de 1939-1945, E. Triolet s’engage dans la Résistance. Écrivant d’abord sous son nom, elle entre ensuite dans la clandestinité en novembre 1942, et participe au réseau des Étoiles, à la rédaction de son journal et à la création des Lettres françaises. À l’été 1942, elle évoque les camps de concentration nazis tout d’abord dans la nouvelle Clair de lune (dans la revue Poésie 42), puis en 1943-1944, dans La Vie privée ou Alexis Slavsky, artiste-peintre, où elle intègre, par une sorte de « collage », un tract décrivant le camp d’Auschwitz. Toujours en 1943 paraît aux Éditions de Minuit la nouvelle Les Amants d’Avignon sous le pseudonyme de Laurent Daniel[[En hommage à Laurent et Danielle Casanova]]. Les villes d’Avignon, sublime, et de Lyon, violemment contrastée, y jouent un rôle décisif. Le personnage principal, Juliette Noël, jeune femme ordinaire, au centre d’une belle histoire d’amour contrariée par la guerre, « tout d’un coup prend des risques insensés jusqu’à l’héroïsme. (…) dans la nuit et le brouillard, il y avait beaucoup de filles banales comme Juliette» écrira-t-elle plus tard[[ORC, T.5, « Préface à la clandestinité », p. 14-15.]]. Avec Juliette Noël, E. Triolet montre le rôle capital des femmes dans la Résistance, qui leur vaudra le droit de vote à la Libération.
Elle-même sert d’agent de liaison et, bien que recherchée par la Gestapo, effectue, entre autres choses, un reportage sur les maquis du Lot en 1943, publié en mai 1944 dans Les Lettres françaises (et qu’elle intègre dans Cahiers enterrés sous un pêcher). Son recueil Le premier accroc coûte deux cents francs obtient le prix Goncourt en 1945 au titre de 1944. Elle est une des rares romancières à être décorée de la Médaille de la Résistance par décret du 11 mars 1947.
L’après-guerre apparaît dans son œuvre comme une période sombre ; on y voit le retour des anciennes divisions et le début de la « guerre froide ». Son reportage au Procès de Nuremberg, où elle se rend en mai 1946, La Valse des juges[[Paru dans Les Lettres françaises, 7-14 juin 1946.]], est assez amer ; « on n’y fait pas ce qu’il faut ! » écrit-elle, car on n’y intente pas suffisamment le procès de l’idéologie nazie. Et sa nouvelle Les Fantômes armés montre les tracas auxquels sont en butte les Résistants une fois la Libération passée. En 1953, elle imagine le monde après une apocalypse nucléaire dans un roman d’anticipation, Le Cheval roux. Évoquant l’unité fragile de la Résistance, le film Normandie-Niémen (1960) dont elle forme le projet en 1949 et dont elle écrit le scénario avec Ch. Spaak et C. Simonov, raconte comment des aviateurs français héroïques ont combattu les fascistes allemands dans le ciel soviétique.
C’est aussi l’époque où elle se lance à corps perdu dans une action de grande envergure pour la diffusion du livre et le développement de la lecture: la « Bataille du livre », avec la constitution de bibliothèques populaires partout en France, et les ventes du Comité National des Écrivains[[Comité issu de la Résistance et dont elle est longtemps secrétaire puis vice-présidente.]] qu’elle organise concrètement et qui prennent chaque automne de plus en plus d’ampleur. Des auteurs célèbres y côtoient les plus grands comédiens, musiciens, ou peintres…
Ses romans des années cinquante, avec le cycle « L’Âge de Nylon », pointent les contradictions du monde « moderne », où « la matière plastique est au fond des cavernes, le confort moderne asservit ceux qu’il devrait servir ». Roses à crédit [[1959]]par exemple, évoque ce que l’on appelle « la société de consommation », mais aussi, comme dans les pièces de Tchékhov, la relation entre le passé et l’avenir. L’héroïne, faisant table rase d’un passé douloureux, se tourne sans discernement vers un futur de pacotille et s’y brûle les ailes, alors que le héros, botaniste, cherche à créer une rose moderne qui aurait le parfum des roses anciennes et trouve son bonheur dans cette quête. L’importance des immigrés dans la société française, les cultures dont ils l’enrichissent, l’hostilité qu’ils y rencontrent forment le cœur du Rendez-vous des étrangers (1956). En 1957, dans Le Monument, elle dénonce le stalinisme dont elle était consciente depuis nombre d’années, et qui la touchait de près, à cause du suicide de Maïakovski, de l’exécution de son second beau-frère le général Primakov, et des dangers que courait sa sœur en raison de l’antisémitisme toujours actif en Union soviétique. Elle prend aussi l’initiative de faire traduire en France Une journée d’Ivan Denissovitch[[Traduction de L. et A. Robel.]] de Soljenytsine (1963) et publie en février 1969 un grand article dans Les Lettres françaises pour défendre le physicien André Sakharov persécuté en URSS.
Quant au mouvement étudiant de1968, elle porte dessus un jugement contrasté, affirmant qu’ « il ne suffit pas d’être jeune pour avoir raison », mais aussi que « chez ces héritiers des idées fausses et justes, il se fait de par le monde entier une mutation qui nous amènera peut-être du nouveau, de l’inédit. » Ses romans des années soixante prennent des formes nouvelles et libres. Le Grand Jamais (1965) aborde les problèmes du Temps, de l’Histoire, de la difficulté de l’écrire, de sa falsification. Avec Écoutez-voir (1968), elle revient à ses premières amours pour les arts plastiques, en utilisant des images (photos, œuvres de Picasso, Klee, Giacometti…) non comme illustrations, mais comme parties intégrantes du texte. Elle fait de même dans La Mise en mots, sorte de livre d’art où elle explicite son chemin de création.
Il faudrait dire encore bien d’autres choses pour rendre compte de sa vie et de son œuvre, de l’héroïsme d’une femme qui contribua grandement à l’émancipation féminine et défendit la liberté. Comme d’autres artistes étrangers, elle développa et enrichit la culture française, « cet immense jardin public où poussent toutes les fleurs », comme l’écrit Tahar Ben Jelloun ; mais le mieux est de la lire pour entendre sa voix si particulière,si novatrice, associant l’intimité à la clairvoyance.