Compte-rendu par Suzanne Ravis de Jeanne Wiltord, « Habiter « le pan d’un grand désastre »»

Publié par C. G. le

Compte rendu de l’article de Jeanne WILTORD, « Habiter « le pan d’un grand désastre » », paru dans La Célibataire, Revue de psychanalyse/clinique, logique, politique, n° 12, printemps 2006, pages 47-58.

La revue de psychanalyse La Célibatairea consacré son numéro 12 aux « Incidences subjectives de l’immigration ». C’est dans ce cadre de réflexion que le docteur Jeanne Wiltord, psychanalyste, revient sur un débat resté généralement méconnu en France, mais très vif chez les écrivains et poètes francophones des Antilles au milieu des années cinquante : après la publication en volume de Journal d’une poésie nationale d’Aragon(1954), le jeune poète haïtien René Depestre [[Venu en France peu après la Libération pour un séjour d’études, R. Depestre rencontra E.Triolet et Aragon et fit partie du groupe des « Jeunes poètes » soutenu par E.Triolet. Les positions de 1955 de R.Depestre devaient changer plus tard.]] déclarait, dans une lettre de juin1955 adressée aux Lettres françaises, son ralliement théorique « aux enseignements décisifs d’Aragon » sur l’enracinement national de la poésie ; il y voyait le moyen de surmonter « le conflit où se débattait [son] individualisme formel ». Aimé Césaire répliqua par le poème « Le verbe marronner. Réponse à René Depestre, poète haïtien (éléments d’un art poétique) », invitant Depestre à « marronner » les formes apprises et à rejeter la conception aragonienne de la poésie. Dans la première version de ce poème, on peut lire ces vers de Césaire supprimés plus tard :

et pour le reste
que le poème tourne bien ou mal sur l’huile de ses gonds
fous-t-en Depestre fous-t-en laisse dire Aragon
(Présence africaine, 1955)

Une communication de Maryse Condé au colloque de New-York « Aragon, Elsa Triolet : Love and Politics in the Cold War », reprenant ce dernier vers, a rappelé le contexte historique et politique, et a précisé les termes de cette « querelle » idéologique et littéraire qui connut un certain développement aux Antilles jusqu’ en mars 1956 [[Maryse Condé, « Fous-t-en Depestre ; laisse dire Aragon », in The Romanic Review, Volume 92, Nimber 1-2, The Trustees of Columbia University, p. 177-184. Actes du colloque organisé à la Maison française de Columbia University par Dominique Julien en octobre 2000.]].
Le propos du docteur Jeanne Wiltord est tout autre. Il s’inscrit dans une réflexion sur l’expérience subjective nouée vécue par des hommes instruits dans la langue française, mais nés dans une société anciennement esclavagiste privilégiant le « trait […] visible » de « la couleur de la peau », où la langue des colonisés a été infériorisée : « ce projet de tout poète, libérer la langue de son usage habituel, comporte me semble-t-il », écrit l’auteur, « un enjeu subjectif singulier quand le poète écrit dans un champ culturel structuré par une dégradation du symbolique et dans lequel plus d’un siècle après l’abolition de l’esclavage, pour lui comme pour la grande majorité des descendants d’affranchis, la langue française n’est pas parlée dans les familles et est une langue apprise à l’école. L’exigence subjective éthique impose à ce poète d’aller à la rencontre du silence de la parole des ancêtres, en d’autres termes, comme l’écrira Césaire en 1982 dans Moi, Laminaire, d’habiter « le pan d’un grand désastre ». Il ne s’agit pas alors de se couler dans des formes apprises, ni même d’y faire entrer ce qui, du patrimoine culturel ancestral, « peut s’intégrer avec harmonie à l’héritage prosodique français », comme le proposait R.Depestre dans sa lettre. L’article de J. Wiltord explique comment Aimé Césaire s’est employé à faire éclater à l’intérieur même de la langue le traumatisme historique (il faut « nous servir du français en le pliant à nos exigences intérieures ») [[Aimé Césaire, « Où que j’aille, je reste un nègre déraciné des Antilles », interview in Lire, p. 110-118, 1982. Cité par J.Wiltord.]].
L’objet de l’article n’est pas la réception des écrits d’Aragon, mais le « malaise » que cette réception conflictuelle aide à percevoir, ainsi que les tentatives de réponses apportées au problème par les poètes des Antilles. Aragon lui-même n’a pas manifesté publiquement de réaction, pas plus aux pointes polémiques mêlées aux propositions de Césaire qu’à l’enthousiasme de néophyte de Depestre. J. Wiltord observe d’ailleurs qu’Aragon, dans un contexte de guerre froide et de résistance à « l’entreprise atlantique », donne priorité dans ses orientations poétiques à une « poésie nationale »; mais, écrit-elle, « à aucun moment les mouvements de décolonisation et les questions posées par Césaire ne semblent interroger la dimension nationale […] de son projet poétique », alors même qu’ Aragon est vigoureusement anticolonialiste.
Nous touchons là un problème conjoint et non moins intéressant, qui sollicite l’attention de J. Wiltord : la méconnaissance, en Métropole, de l’expérience de « malaise » vécue par les écrivains francophones. En témoignent l’absence d’intérêt immédiat manifesté pour l’important débat de fond entre Depestre et Césaire, et l’ignorance où, semble-t-il, en sont restés même les chercheurs et lecteurs informés sur Aragon [[Sauf erreur, le silence a été rompu pour la première fois par l’intellectuelle antillaise Maryse Condé, actuellement très impliquée dans l’action pour la mémoire de l’esclavage. Charles Dobzynski, consulté, confirme que la discussion en France sur la théorie de la « poésie nationale » ne s’est pas portée vers le problème des écrivains francophones. (S.R.)]]. Il s’agirait là, estime la psychanalyste, d’une méconnaissance reposant sur un « impensé », y compris chez les intellectuels communistes militant pour la décolonisation. L’auteur l’explique par une pensée politique « se soutenant d’une vocation à l’universel », et qui « a maintenu sa vision d’émancipation politique dans une perspective d’assimilation culturelle ». Dans ce cadre, l’expérience particulière de l’ancien colonisé devenait « inaudible ».

Je signale l’article de Jeanne Wiltord aux lecteurs du site à la fois pour l’intérêt propre de sa problématique, mais aussi pour souhaiter une recherche concernant les éventuels rapports d’Aragon avec la littérature « d’expression française » (on en trouve trace pendant la guerre d’Algérie, avec la préface écrite pour Ombre gardienne, poème de Mohammed Dib [[Reproduite dans L’Œuvre poétique, Messidor-Livre-Club Diderot, Paris, 1980-1990, vol. 6, pages 331-335, sous le titre « Mohammed Dib, poète ».]] publié en janvier 1961). Enfin, sur un autre plan, l’extraordinaire travail sur le langage opéré dans Le Fou d’Elsa[[Voir Hervé Bismuth, Aragon, Le Fou d’Elsa, un poème à thèses, ENS Editions, 2004, et du même auteur, Construction d’un discours multiple et singulier: Le Fou d’Elsa d’Aragon, thèse de Doctorat, Université de Provence, 2000.]] écrit presque dix ans après Journal d’une poésie nationale m’incite à voir dans ce « poème » une tentative sans équivalent chez Aragon pour atteindre l’universel par le particulier de l’autre, dans la singularité de sa culture et de sa langue.

Suzanne RAVIS, septembre 2006

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