Compte-rendu par Corinne Grenouillet de : Hervé Bismuth, Le Fou d’Elsa : Métissages linguistiques et discursifs, Éditions Universitaires de Dijon, collection “Écritures », 2007, 200 p.

Publié par C. G. le

Compte-rendu de lecture par Corinne Grenouillet, août 2007


Hervé Bismuth, Le Fou d’Elsa : Métissages linguistiques et discursifs, Éditions Universitaires de Dijon, collection « Écritures », 2007, 200 p.

Après Aragon, Le Fou d’Elsa, un poème à thèses, publié aux éditions de l’ENS en 2004 (voir ici même le compte rendu réalisé par Édouard Béguin), Hervé Bismuth vient de tirer de sa thèse, soutenue en 2000 sous la direction de Suzanne Ravis, la matière d’un deuxième ouvrage : Le Fou d’Elsa : Métissages linguistiques et discursifs.
La perspective, ici moins littéraire que linguistique, aborde le célèbre « poème » d’Aragon sous un angle minutieux et érudit qui prend en compte l’intertextualité au sens large, c’est-à-dire d’abord au sens linguistique du terme. L’hétérogénéité du texte d’Aragon est en effet produite par un métissage de paroles hétéroglosses. Aragon, qui utilise abondamment des termes issus des langues arabe, gitane ou espagnole (castillane), recourt à des citations en langue étrangère, à des traductions. Grenade se décline en Garnatâ, Arromana, Maligrana ou Maligrane ; Le Fou se termine par un « lexique » qui impose sa curieuse singularité lexicographique…
Quatre domaines sont ainsi convoqués par Hervé Bismuth : la graphie d’une langue étrangère, la traduction, la citation et la réécriture. La graphie tout d’abord. L’utilisation de l’italique est particulièrement significative. Aragon n’utilise d’italique que pour les langues castillane et gitane : les mots de la langue arabe, transcrits par l’alphabet latin selon des conventions rappelées en détail (l’érudition d’Aragon est bien mise en évidence par son exégète) sont largement francisés, et ainsi fondus dans le parler du locuteur : il s’agit de rendre familières au lecteur à la fois cette langue et cette culture afin de lui faire adopter, durant le temps de sa lecture, le point de vue des vaincus de l’histoire, c’est-à-dire des arabes.
À l’inverse, un véritable effet d’estrangement est produit par la langue médiévale française parlée dans la fiction (elle provient des écrits de Jean Molinet) qu’Aragon renonce à transposer dans un souci à la fois documentaire et argumentatif (en s’appuyant sur cet écrit de Jean Molinet par exemple Aragon « remet en cause la version officielle du « baise-main » de Boabdil » (p. 28) – voir Le Fou d’Elsa, p. 320).
L’étude des procédures de traduction graphique observées par Aragon met en évidence les nombreuses « négligences » du scripteur : accentuations erronées, graphies fautives, confusions montrent qu’Aragon « recompose » à sa manière le castillan officiel. L’écrivain s’est davantage expliqué sur les principes adoptés pour la langue arabe, visant à faciliter la lecture par le choix d’une prononciation « purement française » (Le Fou d’Elsa, p. 427) : il simplifie (épuration des signes diacritiques) ou évacue les graphèmes les moins familiers au lecteur francophone. Dans le même temps, il endosse la fonction de philologue, s’attache à montrer comment des termes de la culture arabo-andalouse sont parvenus jusqu’à nous par le « détour d’une déformation castillane » (p. 37). Si le travail de rationalisation graphique mené par Aragon est plus sérieux pour l’arabe que pour le castillan, il n’en reste pas moins que ses « inconséquences » sont nombreuses (qu’il reconnaît d’ailleurs), en particulier les divergences entre les graphies observées dans le corps du poème et celles retenues dans le « lexique » final.
Cette « bigarrure lexicale du poème » revêt une portée didactique : « déstabiliser en l’“estrangeant” le confort du lecteur, pour lui donner à entendre une Grenade différente des images d’Épinal de l’Histoire traditionnelle, une Grenade dont la modernité […] a été détruite pour des siècles par ceux que cette Histoire traditionnelle présente comme les conquérants de la modernité » (42). Cette modernité est liée à l’esprit de tolérance de Grenade : « la babélisation du langage est l’inscription de cette tolérance dans l’écriture du poème » (43). L’étude des anthroponymes et des toponymes utilisés par Aragon révèle, elle aussi, la bigarrure de cette Espagne multinationale ; quant aux citations et aux traductions du castillan, elles ont pour fonction de faire éprouver au lecteur la sensation d’étrangeté qui frappe à la fois le chroniqueur de la conquête de Grenade et le Medjnoûn au fond de sa grotte.
Hervé Bismuth montre donc quelle stratégie d’ensemble soutient et produit le métissage linguistique du Fou : familiariser le lecteur avec une parole étrangère. C’est là un aspect décisif du « réalisme linguistique » d’Aragon.

La deuxième partie, « Composer », s’intéresse à la manière dont le « poème » d’Aragon tisse la parole de l’Autre, qu’il s’agisse des paroles orales fictives des personnages ou d’écrits littéraires attestés. Jean Molinet et Jean de la Croix partagent le double statut de personnages parlant dans la fiction du Fou et d’auteurs de textes cités. Hervé Bismuth montre comment Aragon s’empare de leurs textes en leur faisant subir différents types d’altérations : soit qu’il détourne les conditions d’énonciation (faisant de Jean Molinet, non le chroniqueur d’un siège accompli, mais un « reporteur de terrain ») soit qu’il attribue faussement à Jean de la Croix une métaphore qui rappelle le vers le plus célèbre du poème (La flamme est l’avenir de l’âme). Aragon s’attache à copier, au sens médiéval (c’est-à-dire en altérant, souvent en grossissant), ces deux « hommes-textes » que sont Molinet et Jean de la Croix : les altérations ont pour fonction, en traduisant la prosodie du texte original, de restituer au mieux leur parole vivante.
Le « théâtre intérieur » de l’Auteur est ensuite abordé à travers les principaux personnages parlant dans le Fou qui sont, à des degrés divers, des avatars de l’auteur : Boabdil, le Medjnoun, Jean Molinet et divers comparses (par exemple les sept personnages enfermés dans la prison de l’al-Kassaba), tous investis d’une façon ou d’une autre par l’Auteur, lui-même instance d’élocution à part entière. Si le dialogue est fréquent entre les personnages, si les parlures diversement individualisées et stylisées s’entremêlent, on ne peut pourtant pas parler de polyphonie. La prose d’Aragon est définie comme une « polyphonie pour une voix seule » (p. 93) ou comme un monologisme « nourri d’altérités » (p. 168), idée forte de cet essai. Zaïd est analysé comme une fonction (la « fonction Zaïd ») qui préfigure le scripteur des romans futurs, assurant (par son statut de commentateur du Medjnoun ou de chroniqueur – il tient son « journal » –) une « prolifération de l’écriture spéculaire » (p. 102) ; il reflète ainsi l’Auteur écrivant.

La troisième partie, « Convoquer », opère un inventaire et une classification des différentes façons de citer. Hervé Bismuth distingue tout d’abord le « sujet citant » (personnage de la fiction vs Auteur de celle-ci) avant d’établir une « taxinomie » des pratiques citatives.
Si le Coran est ainsi « convoqué » comme koinè par les personnages natifs de l’Espagne maure, il est l’objet de détournement voire de perversions par le Medjnoûn ou par l’Auteur. Celui-ci ravale le texte sacré au rang de matériau intertextuel, en particulier de modèle stylistique. Il y puise des arguments au service de ses deux thèses concernant la place de l’amour conjugal dans le devenir historique de l’humanité et une nouvelle lecture de l’histoire ; ce faisant, l’Auteur détourne l’esprit du Coran. Quant aux altérations partielles qu’Aragon fait subir aux extraits de la traduction du Coran par Régis Blachère, Hervé Bismuth montre qu’elles permettent de les constituer en véritable matériau poétique. La « citation d’Auteur » est ensuite examinée à travers la réécriture stylistique et référentielle d’un texte d’Avicenne (Ibn-Sînâ) dans « La fiction des cieux selon Ibn-Sînâ », puis de poèmes de Federico Garcia Lorca dans deux poèmes de « La Grotte » : au-delà de l’hommage rendu au poète espagnol, c’est une véritable fusion des voix qui s’opère alors dans la manière dont Aragon restitue et s’approprie le texte de Lorca (en particulier en reconstruisant la prosodie du texte source, en la traduisant dans une forme fixe et en s’en faisant l’énonciateur).
La rubrique « taxinomies » s’attache à décrire les différentes pratiques citatives, au-delà de la traditionnelle distinction entre « citation » et « réécriture » qu’Aragon précisément s’emploie à subvertir (subversion lisible par ex. dans le titre même de la « Sourate imaginaire » de la fin du Fou). Ce que Hervé Bismuth appelle les « citations canoniques » (citations démarquées et référencées) sont ainsi distinguées des « citations anonymes », et à l’intérieur de la première catégorie les « citations élargies » (avec référencement intégral, pratiquées par l’Auteur dans les épigraphes et les discours critiques et qui peuvent éventuellement servir de pièces argumentatives – par exemple dans son entreprise de réhabilitation de Boadbil) des citations restreintes (la plupart des citations d’auteurs orientaux sont ainsi non intégralement référencées et retouchées par Aragon). Les « citations anonymes » sont envisagées comme des « clins d’œil » à un lecteur averti qui peut reconnaître l’auteur du texte cité (Garcia Lorca ou Roger Garaudy) ou, si tel n’est pas le cas, des « appropriations » (« Montagnes, reprenez ses chants, et vous, oiseaux », titre de « 1490 » est ainsi un extrait d’une sourate du Coran). L’allusion (« effleurement des références ») s’apparente à une pratique ludique, à un « jeu de piste », tel celui qui met le lecteur sur la voie de Paul Éluard (Le Fou, p. 389-390 et « Lexique »).
La catégorie des « paraphrases » – lesquelles désignent « les formulations différentes d’une même représentation sémantique » – englobe une grande variété de procédés chers à Aragon : citations indirectes, transpositions (traductions présentant différents types d’altérations), transtylisation… Hervé Bismuth donne ainsi l’exemple d’altérations subies par des textes de Barrès et par un extrait d’un livret musical (Le Ménestrel), de détournements de textes (détournements de paroles coraniques) et de fictions citatives. Dans la rubrique « Citations muettes », l’auteur montre comment la convocation de patronymes désigne « au-delà de leurs personnes [Molinet ou Jean de la Croix] les textes qu’ils portent en eux » (p. 160). Le procédé peut aller jusqu’à la constitution d’icônes, terme entendu dans une acception à la fois ancienne et moderne (cf. l’icône d’une interface d’ordinateur). Cette parole multiple, qui révèle une pratique d’écriture très ancienne chez Aragon, revêt un double enjeu, littéraire et politique. Aragon exhibe « ses conquêtes de nouveaux territoires littéraires » (p. 165), mais manifeste aussi de cette manière une attitude de solidarité politique « envers un peuple, une culture, que les conquérants castillans ont privés de futur et dont la littérature occidentale a enseveli le passé » (p. 164).
On peut émettre un regret : ce livre présuppose un destinataire qui soit un aussi bon connaisseur du Fou d’Elsa que l’est Hervé Bismuth. Quelques rappels, en particulier des “thèses” développées par le poème, un effort de contextualisation des extraits cités, une attention au sens qu’ont dû revêtir certains métissages linguistiques et discursifs dans le contexte politique du temps de publication aurait facilité la lecture de cet essai érudit qui s’attache, de manière parfois sourcilleuse, aux détails de l’écriture aragonienne (pourquoi relever avec tant de systématicité les erreurs d’Aragon ?). Ainsi rien n’est dit – ou insuffisamment à mon sens – de la relation entre le choix de locuteurs fictionnels de cultures et de langues arabes et le contexte politique de la guerre d’Algérie (peut-être l’auteur juge-t-il cela trop évident pour être rappelé ?), ni de la manière dont les lecteurs contemporains de la publication du Fou ont compris les métissages aragoniens…
L’ouvrage comporte un index des noms propres et une riche bibliographie qui rappellent l’importance des découvertes d’intertextes réalisés par l’auteur et qu’il exploite minutieusement dans l’essai (une chanson de Phil Ochs ou des poèmes de Lorca notamment).
Cet essai devrait intéresser à la fois les linguistes soucieux des questions théoriques liées à la classification des pratiques citationnelles et les lecteurs attentifs du Fou désireux de comprendre dans le détail du texte la fabrique de la prose aragonienne. Hervé Bismuth lance d’ailleurs une piste qu’il aura peut-être à cœur de développer : l’étude général du style d’Aragon « à propos duquel on s’exclame si souvent mais que l’on aura si peu décrit » (p. 168)… Nul doute que son livre apporte une pierre incontournable à cet édifice futur.

Corinne Grenouillet, août 2007

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