Patricia Richard-Principalli commente « C »

Publié par L. V. le

Patricia Richard-Principalli commente « C » dans Les Yeux d’Elsa, 1942 (Seghers, p.55)

Source : L’épreuve orale. Option littérature de jeunesse, C. Boutevin et P. Richard-Principalli, © Ellipses, 2007, p. 121-125.
http://www.editions-ellipses.fr/

Première approche

Il s’agit d’un poème qui respecte les règles formelles : disposition en vers (repérables par le retour à la ligne indépendant de la bordure de la page) et en strophes (groupements organisés de vers), avec rimes (répétitions de phonèmes identiques en fin de vers). Pourtant, dès le XIXè siècle, et définitivement durant le XXè, le poème tend à se libérer des contraintes de la versification. La rime a tendance à disparaître, parfois au profit d’assonances (répétition d’une même voyelle accentuée en fin de vers). Le vers libre, c’est-à-dire sans régularité métrique et/ou sans rime apparaît. Les images (en particulier comparaisons et métaphores) depuis le surréalisme[[Le surréalisme est un important mouvement de pensée de l’entre-deux-guerres. Expression d’une violente révolte contre la société bourgeoise et ses valeurs, il prône l’amour, la liberté et la poésie dans l’art et dans la vie. Le point de départ en est, en France, la publication par André Breton du Manifeste du surréalisme (1924). Philippe Soupault, Paul Eluard et Louis Aragon ont été des surréalistes de la première heure.]] sont particulièrement originales. Le poème en prose relève du poème par sa disposition typographique, les répétitions, les images, la longueur, est très fréquent. Le retour dans ce poème-ci à une versification traditionnelle est donc à remarquer et à interroger chez un poète du XXè siècle.
Le titre pose question : pourquoi C ? Le premier vers explicite ce choix : il est homophonique de la ville de Cé, qui débute et clôt le système de rimes du poème, et il programme la rime unique en [se] du poème.

Versification
Le poème est constitué de 9 distiques (strophes de deux vers) en octosyllabes (le plus ancien vers régulier français) monorimes (une rime unique). Aragon respecte les diérèses classiques (le fait de prononcer de manière séparée deux voyelles successives que la langue courante réunit) : « fiancée » se prononce « fi/an/cée », ce qui a pour effet de mettre le mot en évidence.

Un poème non ponctué
Dans la tradition d’Apollinaire, l’un de ses modèles, Aragon renonce ici à toute ponctuation. Cela n’empêche pas le poème d’être limpide : les vers correspondent systématiquement soit à une phrase (« J’ai traversé les ponts de Cé »), soit à un syntagme fonctionnel (groupe nominal sujet ou complément, groupe verbal). Si l’on cherche à reconstituer ces phrases, on s’aperçoit qu’il y en a en réalité très peu : tout le passage consacré à l’évocation des « temps passés » (les strophes 2 à 5) ne constitue qu’une seule longue phrase. L’absence de ponctuation contribue à une sorte de fluidité qui mime le lent déroulement de ce qui pourrait être le cours du fleuve (en l’occurrence la Loire), ou l’accomplissement de la douleur bue comme un lait, ce qu’accentue l’allitération en [l], en particulier dans la strophe 6. Cette fluidité est renforcée du fait de l’ouverture et de la clôture, identiques, qui, créant comme une sorte de refrain, apparentent le poème à une chanson, fluide à prononcer, aisée à retenir, d’autant que le rythme en est fondé sur la césure (coupe ou repos à l’intérieur d’un vers après une syllabe accentuée) qui met encore [se] à la fin de chaque hémistiche (moitié d’un vers) : « J’ai traversé// les ponts de Cé ». Ainsi le nom « chanson » qui ouvre la deuxième strophe évoque-t-il les chansons de geste[[Récit médiéval relatant les exploits d’un héros.]] et les chansons populaires, mais est-il aussi à entendre comme autoréférentiel : ce poème lui-même est une chanson non des temps passés mais des temps présents.

Sonorités
On peut presque parler de prouesse technique au sujet de cette rime unique, qui présente toujours un mot dont la place paraît ciselée, appropriée, et semble exclure sémantiquement toute autre possibilité.
En plus de l’allitération en [l] déjà évoquée, ou de celle en [s] qui fait régulièrement écho à la rime cette fois à l’intérieur des vers (ce qui martèle le rythme, par ailleurs bien marqué par la césure régulière qui sépare les vers), on remarque bien sûr l’emploi de l’homophonie (« lait »/ « lai ») et celui de la paronymie : « les armes »/ « les larmes », que renforce l’anaphore (« Et les », strophe 8).

Ce que dit le poème
D’après Mickaël Riffaterre, « un poème nous dit une chose et en signifie une autre »[[Mickaël Riffaterre, Sémiotique de la poésie, éd. du Seuil, 1983, p. 11.]]. Ici le poème entrelace deux époques, l’une évoquée par la « chanson » (le Moyen-Âge), l’autre par le « je » poète (l’époque contemporaine). Cependant le système temporel (celui du présent, avec présent et passé composé) met les deux époques sur le même plan.
On note l’extrême justesse du poète, qui insère quelques indices très visuels, de sorte que le tableau se crée immédiatement aux yeux du lecteur : la « rose sur la chaussée », les « cygnes dans les fossés », « la prairie », « les voitures versées ».
Si le vocabulaire fait référence à des éléments datés (« chevalier », « château »), il est dans l’ensemble simple à comprendre. Certains mots nécessitent cependant une explication, soit qu’ils renvoient à une réalité différente de celle d’aujourd’hui, ou vieillie, comme le « corsage » ou « la chaussée », soit qu’ils demeurent obscurs pour un lecteur non averti, comme le mot « lai ».

Ce que signifie le poème
Que signifie donc ce poème ? Il pose une affirmation de l’identité nationale qui passe par deux procédés, fréquents chez Aragon à cette période de son écriture, tout d’abord le recours à la culture médiévale, revendiquée comme fondatrice de la culture française, illustrée par un champ lexical développé selon plusieurs axes : le combat (« chevalier blessé »), la folie (« un duc insensé »), les éléments descriptifs évoqués plus haut (la « rose sur la chaussée », le « château », les « cygnes dans les fossés », la « prairie »), l’amour, courtois ou non (symbole de la « rose », le « corsage délacé », « une éternelle fiancée »), les formes littéraires (le « lai »).
C’est près d’Angers que tout « a commencé », dans le poème. Angers est la ville du « bon roi René », René I d’Anjou (XVè siècle), dont on visite toujours le château. Peut-être pourrait-on le qualifier d’insensé, lui qui préféra renoncer à conduire les affaires pour s’entourer d’artistes et de savants. Angers, ville d’art et de culture, peut représenter la France. On sait aussi que l’Anjou fut la terre de l’humanisme et de Joachim du Bellay, auteur de Défense et Illustration de la langue française. On est bien là dans le domaine de l’identité nationale, et dans la revendication d’une filiation et d’une culture.
Même si cette époque est située dans le passé (« chanson des temps passés »), elle est actualisée par un présent de vérité générale (en particulier « vient danser ») : on est dans une continuité atemporelle, avec des éléments constitutifs et toujours actuels d’une identité. Cela est confirmé par le fait qu’en même temps il s’agit d’images littéraires pour les lecteurs français, généralisées par les romans de chevalerie, les chansons populaires, la grande romance de Tristan et Iseult.
L’autre procédé utilisé par le poète est l’identification de la patrie, la France, à la femme aimée, particulièrement sensible dans l’avant-dernier vers « Ô ma France ô ma délaissée », où le chant se fait lyrique[[La poésie lyrique exprime les émotions et les sentiments du « je » poète. ]] et amoureux par le vocatif (l’interpellation d’une personne ou d’une chose, ici par le moyen du « ô »), le déterminant possessif, féminin, et la personnification : dans cette construction en parfaite symétrie, la reprise en deuxième hémistiche du nom propre par un adjectif substantivé, ma « délaissée », exprime le malheur amoureux. Cette relation à la femme aimée s’était déjà construite dans la première partie du poème, avec les occurrences déjà relevées, et le mouvement de bascule sur le temps présent se fait précisément avec l’évocation du lai : il s’agit d’un récit en vers octosyllabiques (comme ce poème) du Moyen Âge, dont le plus connu, écrit par la poétesse Marie de France (XIIè siècle) est le « Lai du Chèvrefeuille », qui évoque l’amour de Tristan et Iseult. On remarque évidemment le jeu homonymique : un « lait »/ le « lai », qui redouble encore le rapport aux amours de Tristan et Iseult ; le poète buvant le lai comme un lait ne peut qu’évoquer Tristan buvant le philtre d’amour. Si le poète est Tristan, la figure aimée de Tristan est Iseult, ici la France. Plus loin la « délaissée » reprend évidemment la « fiancée ».

Poésie de circonstance et portée universelle
La poésie dite « de circonstance » naît de l’événement, ce qui suppose une portée éphémère, liée à ce même événement, ici la défaite française de 1940. En mai 1940, le franchissement de la Loire aux Ponts-de-Cé constitue une étape décisive du repli des troupes françaises devant les Allemands. Aragon s’y trouvait : le « je » est donc ici autobiographique et a valeur testimoniale. Le poète écrira alors de manière clandestine des poèmes qui constitueront Le Crève-Cœur, Les Yeux d’Elsa, Brocéliande, La Diane française dans lesquels il revendique l’identité nationale en s’appuyant sur l’histoire de France, en particulier celle du Moyen Âge ; il utilise ce qu’il appelle la poésie de « contrebande » pour appeler à la Résistance.
Le contexte de l’écriture se repère dans les « gloires faussées », « la Loire », « les voitures versées », « les armes désamorcées », « les larmes mal effacées », « les ponts de Cé ». C’est la défaite. La souffrance se perçoit également dans l’emploi très riche de la négation lexicale : « dé-lacé », « in-sensé », « dés-amorcées », « mal-effacées », « dé-laissée ».
Pour ce faire, Aragon revient à la versification classique qu’il avait alors abandonnée, dans une démarche de réappropriation et de revendication de la culture française. Le poème est lié à l’idée de frontière, de démarcation : c’est à partir de Cé que se fait la débâcle (« les voitures versées »), la Loire jouant le rôle de lieu de passage renforcé par la subtile variation que fait subir Aragon au nom de la ville, « Ponts-de-Cé », petite ville sur la Loire. Délexicalisant le nom propre (« Ponts-de-Cé » devenant « les ponts de Cé »), le poète permet au lecteur de s’imaginer le fleuve et ses deux rives et l’oblige pour ainsi dire à visualiser le lieu. Du coup, le nom propre est désancré de son strict contexte historique : la frontière établie par le fleuve relève d’une perspective beaucoup plus générale et symbolique ; le poème peut ainsi élargir sa portée et atteindre à l’universel. En effet, la beauté du poème, liée à la fluidité étonnante de ces mots simples et pourtant saturés de références culturelles, dépasse le cadre de la réception immédiate : le lecteur d’aujourd’hui reste ému par le thème universel de la souffrance de l’homme meurtri dans ce qu’il a de plus cher, son amour et sa culture, et réinterprète à son gré ce que dit le poème.

Une mise en musique du poème: Les Ponts-de-Cé, musique de Francis Poulenc, chanté par Hugues Cuénod.


L. V.

Luc Vigier, maître de conférences à l'Université de Poitiers