Suzanne Ravis, « Aragon et les pays d’Islam », 2003

Publié par C. G. le

Nous reproduisons, avec l’aimable autorisation de la revue Aujourd’hui
l’Afrique
, un article publié par Suzanne Ravis dans le n° 89 de cette
revue, septembre 2003.


Aragon et les pays d’Islam

« Chaque passage de lumière sur mon bateau
Il faut bien qu’il vienne d’un autre

Et moi pour quelqu’un peut-être aussi
J’illumine de temps en temps les sargasses »!

Aragon, Les Poètes, 1960

Les lecteurs du roman d’Aragon La Semaine sainte se souviennent que l’expérience cruciale du jeune peintre Géricault, dans son apprentissage social et artistique, est la découverte des autres : les autres, avec leurs différences d’histoire, d’attentes, de classes, et leur tragédie dont le personnage se découvre solidaire. La rencontre de l’autre représente aussi une étape majeure de l’itinéraire à la fois politique, moral et littéraire d’Aragon.
Mais pourquoi Aragon, qui appartenait « par la tradition, l’enseignement et les préjugés, au monde chrétien » (comme il le rappelle à Francis Crémieux lors d’entretiens enregistrés en 1963 à l’occasion du Fou d’Elsa), s’est-il jeté à corps perdu, à plus de soixante ans, à la recherche d’un monde qui lui était profondément « autre » ? Pourquoi s’être tourné vers cet espace si étendu, si divers, que l' »islam-civilisation » a marqué de son empreinte, et qui va pour lui des pays de l’Asie centrale dont il a parlé dans Littératures soviétiques jusqu’aux derniers royaumes musulmans d’Espagne, en passant par le Moyen-Orient et le Maghreb ? Il faut croire que ce champ immense ouvert à la connaissance et l’imagination, et qu’il appelle dans Le Fou d’Elsa « la forêt d’Islâm », coïncidait avec la mission que de longue date s’était donnée l’écrivain : le « rêve modeste et fou » évoqué dans Les Poètes, d’être par ses écrits, si peu que ce soit, un acteur de la transformation du monde.

Jeune mobilisé de la « classe dix-sept » envoyé au front en 1918, Aragon partage dans les années vingt avec ses amis dadaïstes et surréalistes le rejet profond d’une « civilisation occidentale » édifiée sur le profit, le mensonge et les massacres. Ils appellent un Orient purificateur mythique à balayer cette « vermine » (La Révolution surréaliste). « Monde occidental, tu es condamné à mort », s’écrie Aragon dans une conférence d’avril 1925 dont furent récemment rappelées ces phrases prémonitoires : « Que l’Amérique au loin croule de ses buildings blancs (…) Soulève-toi, monde ».
Les guerres coloniales ne tarderont pas à proposer à cette révolte globale un objet et des modes d’action moins fantasmatiques. D’après les commentaires d’Aragon lui-même formulés dès 1935 dans un « Message au Congrès des John Reed Clubs », ce sont les événements du Maroc de 1924-1926 qui auront joué un rôle décisif dans sa prise de conscience politique : « La cassure pourtant, le grand choc, ce fut pour moi, et pour plusieurs, la guerre du Rif. Quand notre bourgeoisie aux lèvres pacifiques entreprit le massacre systématique des Marocains, luttant pour leur indépendance, ce fut pour nous un coup et pour moi une bifurcation dans la vie ». Durant l’été 1925, Aragon travaille avec le Comité d’action contre la guerre du Maroc; il se rapproche du groupe « Clarté » et des communistes. Il dira en 1968 à D. Arban que cette expérience fut à l’origine de son adhésion « au seul parti qui se dressât contre cette guerre ». Pacifisme et anticolonialisme sont au premier plan dans les positions d’Aragon, à cette date, mais il ne manifeste pas une particulière curiosité pour la culture dont se réclament Abd el -Krim et ses partisans.
L’anti-impérialisme ainsi qu’un respect sensible pour les peuples non européens se manifestent dans les années trente à l’occasion de l’action militante d’Aragon avec les surréalistes et les communistes : tracts contre l’Exposition coloniale de 1931 (« Ne visitez pas l’Exposition coloniale! »), organisation d’une « exposition anticoloniale » présentant des sculptures d’Afrique, d’Amérique et d’Océanie (avec Thirion, Tzara, Paul Eluard), et affichage militant de « la vérité sur les colonies »… En 1935, le rôle d’Aragon, animateur alors de Commune, semble être passé à un degré nouveau : quand Mussolini s’engage dans la conquête de l’Ethiopie au nom des intérêts de l’Italie et de la civilisation occidentale, Aragon inspire et organise la protestation d’intellectuels renommés, à la fois pour la paix et contre le racisme du manifeste pro-mussolinien « Pour la défense de l’ Occident » publié par des intellectuels de droite.
Plus tard, d’autres textes d’Aragon, poèmes ou discours (dont le célèbre « discours de Vienne » sur la paix, en 1952) élèveront la voix en faveur des peuples en lutte pour leur indépendance et contre l’exploitation coloniale : Laos, « Indochine » et Viet-Nam, Indonésie en 1965 dans Blanche ou l’oubli, protestation contre l’enlèvement de Ben Barka, contre l’assassinat à Tunis de Ferhat Hached et celui du poète Stephen Alexis en Haïti, etc. On peut croire Aragon lorsqu’il affirme dans le discours de Vienne être de « ceux qui condamnent le colonialisme dans son principe » et non pour ses seuls abus, comme l’avait fait Gide dans son Voyage au Congo. Mais cette lutte prend place dans l’ensemble d’une activité militante dont les priorités et les formulations varient et se définissent selon les périodes et les choix politiques du parti communiste ; elle ne se substitue pas non plus à la création littéraire qui reste au centre du travail de l’écrivain malgré le feu des circonstances : il n’est donc pas surprenant que certaines limites aient pu être critiquées par des militants anticolonialistes exigeants, qui attendaient peut-être d’Aragon des positions d’avant-garde, notamment sur l’Algérie. L’Afrique Noire, à notre connaissance, est peu présente chez Aragon. En revanche le Maghreb et les pays d’islam en général se trouvent plus souvent évoqués.
Deux facteurs historiques principaux, en se croisant, expliquent la présence des références aux civilisations arabo-islamiques : l’héritage orientaliste du XIX° siècle, dont Aragon est issu, et les événements contemporains, en particulier la guerre d’Algérie.

Nous ne rappelons ici que pour mémoire l’orientalisme fervent, non dénué d’ambiguïtés, que répandaient les relations de voyage en Orient ou les récits de fiction produits par Nerval, Lamartine, Chateaubriand, Flaubert, Th. Gautier, ou les œuvres de cet amoureux des « pays du Levant » et de l’Andalousie que fut Barrès, dont Aragon avait aimé Du sang, de la volupté et de la mort et Un jardin sur l’Oronte. Hugo et Byron avaient auréolé l’Orient d’un rêve de liberté. Ses paysages, ses civilisations anciennes, nourrissaient des méditations historiques ou religieuses. Pour Aragon, comme il le rappelle dans ses entretiens avec F. Crémieux, l’approche de la civilisation musulmane se fit par l’Espagne andalouse, plus familière à l’écrivain. Ses lectures d’orientalistes contemporains comme Lévi-Provençal , Henri Corbin, Louis Massignon, orientèrent aussi sa vision.
Les mêmes entretiens de 1963 mettent l’accent sur le rôle déclencheur qu’eurent pour Aragon les événements d’Algérie. Déjà, un poème du Roman inachevé (1956), « Paris vingt ans après », en quelques strophes poignantes et discrètes, incarne l’histoire dans la silhouette d’un immigré qui « rêve à l’Algérie », à son enfance au village « En ces temps sans expédition punitive ». Les Lettres françaises dont Aragon est directeur publient dans les grands moments des prises de position du CNE, ou un article sur La Question d’Henri Alleg, et font place à des écrivains du Maghreb. Aragon, qui en ces années intervient peu dans l’hebdomadaire pour se consacrer à son Histoire de l’URSS, y publie néanmoins un bel article, qui deviendra préface, pour le recueil de Mohamed Dib Ombre gardienne (26 janvier 1961). Il s’y montre attentif au problème de l’écriture en langue française d’une poésie authentiquement algérienne. L’hommage d’un numéro spécial des Lettres françaises à l’écrivain Mouloud Feraoun et ses compagnons assassinés en 1962 par l’OAS à El Biar ne peut s’oublier : c’est un hommage collectif de signataires très divers saluant un homme de fraternité, mais on devine la marque d’Aragon au choix significatif des grands titres, « Mouloud Feraoun, écrivain algérien », tué « comme Lorca à Grenade ». Le 15 novembre 1962, à la mort de Louis Massignon , Aragon signe en première page un vibrant article sur ce spécialiste de la mystique musulmane avec lequel il se reconnaît une communauté d’espérance ; « un espoir dont varie le ciel, et que je place, moi, sur cette terre » .
C’est en toute conscience qu’Aragon se plonge dans une création littéraire qui intégrerait « tout notre héritage humain », en refusant « la discrimination entre l’Occident et l’Orient », mutilation du passé et de l’avenir. Il avait tracé cette perspective à longue portée dès avril 1958 dans son « Discours de Moscou » . Elle trouve une application plus précise en septembre 1962, quelques mois après les accords d’Evian, lorsque, à l’occasion d’un discours à l’Université de Prague, Aragon expose son travail sur le Fou d’Elsa en cours d’écriture et lit le « Zadjal de l’avenir » encore manuscrit . Il voit son roman-poème comme une contribution au rapprochement des peuples français et algérien : « je pensais que c’était peut-être le devoir d’un homme de mon espèce de faire les choses qui permettront ensuite, non seulement la coexistence pacifique de ces deux peuples, mais leur collaboration » . La poésie arabe, qui ne fut pas sans influence sur les troubadours, mais reste peu connue des Français d’aujourd’hui, est entre les adversaires d’hier un terrain commun.
La réponse aux événements est donc à la fois très politique et bien éloignée d’une poésie militante immédiate, ce qui a pu déconcerter certains lecteurs. Elle passe par la tentative de combler d’abord ses « ignorances », le « manque de culture » sur les pays d’islam qu’Aragon, dans ses entretiens de 1963 , se reproche. Car ni la fascination de l’Orient transmise par les lectures de voyageurs ni les récits exotiques ne remplacent une connaissance historique sérieuse et des bases philosophiques ou religieuses. Nous ne pouvons détailler ici l’ « entreprise fabuleuse » dans laquelle se lance alors Aragon, dont la bibliothèque contient plus d’une centaine d’ouvrages susceptibles d’avoir alimenté Le Fou d’Elsa : textes arabes ou persans lus en traduction française, anglaise, parfois russe , ouvrages d’érudits orientalistes, touchant à l’histoire, au détail des mœurs, à la poésie, à la pensée philosophique et aux croyances, aux formes littéraires, à la langue.
Mais le poète Aragon ne s’en tient pas là : il ne s’agit ni de raconter en historien la chute de la Grenade musulmane, ni même de ressusciter par l’imagination la cité à ses derniers jours. Aragon crée un objet littéraire « jamais vu », une œuvre traversée, irriguée, interrogée par plusieurs cultures. On la simplifierait en n’y lisant que l’hymne à la tolérance, ou à la coexistence des communautés. Plus audacieux, ce livre part du questionnement du vieil homme sur les espoirs et les échecs de son siècle, il projette vers le passé et l’avenir les rêves d’humanité réconciliée, de « Grenade possible » . A travers la répétition des guerres et de la confiance flouée, quel fil se transmettent, ou désespèrent de retrouver, les « veilleurs » d’une inextinguible soif d’un jour « où les gens s’aimeront »? A l’échelle d’une œuvre littéraire, Aragon apporte en amorce de réponse un poème interculturel, par sa trame, qu’a inspirée l’histoire arabo-persane du Medjnoûn, et par ses formes et sa langue bigarrées. Une réponse d’écrivain, ressentie au Maghreb et au Moyen-Orient comme une reconnaissance éclatante des cultures d’islam. Création fécondée par la découverte de l’autre, et non imitation, telle est la voie originale d’Aragon.