Recherches Croisées Aragon/Elsa Triolet n°2 (1989)
Numéro publié aux Presses universitaires de Franche-Comté (disponible pour toute commande)
Résumés des articles
Michel APEL-MULLER, « Aragon devant le texte de Barbusse ».
Le rapport d’Aragon à Henri Barbusse fut très longtemps conflictuel. Comme ses amis surréalistes, comme l’avant-garde soviétique des premières années trente, il manifeste des réserves très fortes sur les attitudes politiques d’Henri Barbusse et, tout autant, sur sa littérature. Il n’est, du reste, jamais revenu sur une appréciation qui peut ainsi se formuler : Barbusse, un grand homme, auteur d’un seul grand livre, Le Feu. Mais ce qu’il n’avoue pas, c’est que sa poésie, à partir des poèmes du Crève-cœur, travaille le texte même de Barbusse, notamment le texte du roman Clarté. La découverte de ces « Secrets de fabrication » invite à s’interroger sur une influence antérieure d’Henri Barbusse, dans l’écriture des Cloches de Bâle notamment. Les convergences sont troublantes, les « corrections » significatives.
Wolfgang BABILAS, « Contre la poésie pure. Lecture d’un poème poétologique d’Aragon »
Faisant partie d’une série de cinq poèmes poétologiques d’Aragon, ce poème d’automne 1941, se nourrissant de la romance espagnole « Fontefrida« , de termes caractéristiques du théâtre classique français et de textes de Paul Valéry, est, sous la forme d’une fable moderne, la défense et l’illustration d’une poésie qui, tout en rejetant une « poésie pure » indifférente à l’égard du sens et de la réalité contemporaine et, par là, susceptible d’être mise au service de l’ennemi national, épouse les « charmes » de la « poésie pure » pour chanter des thèmes et des idées inspirés par les circonstances historiques de l’année 1941, et pour exprimer des émotions suscitées par les souffrances de la nation. Ce message poétologique se double d’un message politique et moral : fidélité à la France d’avant-guerre, refus d’une collaboration culturelle avec l’Allemagne nazie, proclamation de la liberté et de l’obligation de l’écrivain de prendre parti dans les tourmentes vécues par sa patrie.
Édouard BEGUIN, « La genèse de Simon Richard d’après le dossier manuscrit de La Semaine sainte : problèmes et hypothèses ».
L’importance de Simon Richard dans la genèse de La Semaine sainte, suggérée par Aragon dans « Secrets de fabrication », pourra être mise en évidence grâce à un matériau génétique relativement riche, réparti entre les documents préparatoires, le manuscrit et le tapuscrit. Le feuillet préparatoire mentionnant le personnage permet de constater que Simon Richard a tenu un rôle clé dans la construction d’ensemble du roman, qui répond à une volonté paradoxale d’inachèvement. Cependant la détermination de la première apparition du personnage dans la genèse fait difficulté, car l’examen du dossier contredit partiellement les explications de « Secrets de fabrication ». L’établissement de l’avant-texte du fragment du chapitre VII, qui fait naître Simon Richard dans le rêve de Vilna, déplace l’intérêt sur la création du « jeune Dufort ». L’engendrement de ce personnage, conséquence de l’ajout de Simon Richard au tapuscrit, est examiné sur une coupe génétique de l’avant-texte de la page 206 [de l’édition blanche Gallimard]. Cet exemple du « vertige » de l’écriture aragonienne fournit un modèle heuristique pour la reconstitution de l’invention de Simon Richard.
Jean PEYTARD, « Aragon, la linguistique et le roman ».
Dans cette étude on essaie de montrer, par l’analyse de Blanche ou l’oubli, de la « Postface » aux romans du Monde réel et des Incipit, la constante relation privilégiée d’Aragon avec la linguistique. On aperçoit la parfaite connaissance qu’avait l’écrivain de la linguistique contemporaine, de Saussure à Chomsky, de Jakobson à Benveniste. Au-delà même de ce savoir, Aragon laisse apercevoir son usage propre de la linguistique : elle lui permet de théoriser le roman, de penser le procès de l’écriture, de proposer à la poésie une fonction d’expérimentation et de découverte du langage. On fait l’hypothèse qu’une connaissance des travaux de Bakhtine aurait permis à Aragon de conceptualiser les phénomènes d’intertextualité qu’il a su relever avec une efficace pertinence.
Suzanne RAVIS-FRANÇON, « Des discours de Jaurès au discours d’Aragon dans les Cloches de Bâle et les Beaux quartiers« .
Jaurès figure comme personnage épisodique dans Les Cloches de Bâle et les Beaux quartiers. Les passages qui citent ou résument six de ses discours prononcés en 1991, 1912, et 1913, renseignent sur certaines sources documentaires d’Aragon, mais nous éclairent avant tout sur son rapport militant à la pratique romanesque dans les premiers titres du Monde réel.
Alors même que le roman respecte en général l’exactitude textuelle, il ne laisse pas d’infléchir le sens ou la portée des propos de Jaurès. Ces modifications construisent une image de Jaurès qui n’est pas identique dans les deux œuvres ; leurs circonstances d’écriture différentes peuvent expliquer certaines divergences dans le traitement du personnage historique. Dans les Cloches de Bâle, dont la rédaction va du printemps 1933 au mois d’août 1934, Aragon retient l’homme politique socialiste, éventuellement contesté, avant de donner à Jaurès, dans l’épilogue, la stature d’un prophète auréolé par sa mort prochaine. Mais le rôle de guide idéologique incombe à Clara Zetkin : la double filiation du mouvement ouvrier français (le socialisme français et le courant marxiste) est représentée par deux personnages distincts. Tandis que dans les Beaux quartiers, terminé en juin 1936, Aragon fait assumer par Jaurès à la fois l’incarnation du mouvement populaire pacifiste et le message révolutionnaire plus spécifiquement communiste, présenté comme un héritage jaurésien. La référence à l’éloquence de Jaurès produit un effet de réel, mais elle est aussi le modèle et le garant dont s’inspire Aragon dans son exhortation du lecteur.
Édouard RUIZ, « Aragonymes ».
De Blaise d’Ambérieux à Paul Wattelet, un répertoire des pseudonymes utilisés par Aragon, accompagné de la bibliographie qui s’y rapporte.
Ivana SANTONOCITO, « L’Inspecteur des ruines et ses manuscrits ».
L’inspecteur des ruines a été conçu comme une supercherie littéraire. Elsa triolet, encouragée par Francis Carco, voulait publier un roman sous le pseudonyme d’Antonin Blond. Le projet ayant échoué, le texte a fait l’objet d’une réécriture, la seule connue chez Elsa Triolet. Dans la tourmente de l’après-guerre, l’histoire de ce(s) manuscrit(s) reste énigmatique. A travers l’étude des documents restants, comment retrouver les traces du passé, afin de dresser le portrait robot de ce que fut ce roman avant qu’il ne prenne sa configuration actuelle ? L’étude génétique permet ici de saisir les relations étroites qui unissent l’écrivain non seulement à son texte, amis aussi aux modalités de la création : une fois ôté le masque du pseudonyme, le roman ne peut plus être publié en l’état. Ainsi, en suivant le cheminement de l’écriture, en tournant les pages de ces cahiers, nous découvrons un écrivain avec ses méthodes de travail, ses habitudes, ses « trucs », qui font que sous sa plume tout se transforme en personnages et en roman.
Maryse VASSEVIERE, « Œuvres croisées : Aragon, Breton et le mystère du Manoir d’Ango ».
Cette étude commence par l’établissement d’un corpus de textes de la dernière période d’Aragon et de la période surréaliste et de textes de Breton qui se font signe car ils renvoient à une crise survenue l’été 1927 à Dieppe où séjournent Aragon, Nancy Cunard et Breton. l’analyse des constantes et des variantes de ces textes (auxquels il faut joindre l’insolite « Histoire d’Angus et de Jessica », ce récit dans le récit de Blanche ou l’oubli) fait apparaître un travail textuel serré qui éclaire et masque à la fois les données de ce drame de Varengeville selon une stratégie subtile du secret et de l’aveu développée par Aragon depuis Le Roman inachevé. L’insistance de ce souvenir et ce qu’il devient dans la matière textuelle des dernières oeuvres, où l’intertexte bretonien se fait jour de manière insistante, font de ce drame de Dieppe, dont les circonstances amoureuses et littéraires ne cesseront peut-être jamais de garder leur mystère, le paradigme ou l’emblème de toutes les souffrances affectives et politiques dont l’aveu constitue peut-être l’objectif principal des dernières œuvres.
Lucien VICTOR, « Aragon romancier au témoignage des manuscrits. Un exemple : la charnière des chapitres IX-X dans La Semaine sainte« .
Parmi les objectifs que peut se donner l’étude des manuscrits d’un écrivain, il y a celui de surprendre au plus près de la source les « secrets de fabrication ». Surtout lorsque le manuscrit interrogé se présente comme aussi exceptionnel que celui de La Semaine sainte d’Aragon, pour ses qualités de lisibilité, et de relative et apparente complétude. L’étude faite ici a choisi de se porter sur un segment de particulière complexité du manuscrit, lequel se trouve correspondre à une articulation décisive de l’œuvre romanesque, avec l’espoir d’établir une relation précise entre la complexité du document et ce moment crucial de la diégèse. Les résultats de cette étude sont un peu en retrait des espoirs nourris, et tendent à imposer l’image d’un romancier qui, à cette époque du moins de sa création, travaille vite, dans la continuité, et droit devant lui.
Jean-Claude WEILL, « Aragon, Proust et le téléphone ».
Aragon a souvent réaffirmé le peu d’estime qu’il portait à Marcel Proust, ce « snob laborieux », disait-il. Mais à y regarder de près, on s’aperçoit qu’il l’avait lu attentivement, et qu’il l’a souvent réécrit, du Paysan de Paris à Blanche ou l’oubli. Les images qu’il tisse autour du téléphone, en écho à quelques belles pages de Proust, attestent l’importance de ce jeu intertextuel, l’un des secrets de sa propre écriture.