Conférence de Bernard Leuilliot (16 octobre 1999)

Publié par L. V. le

COMPTE RENDU DU SÉMINAIRE DU 16 OCTOBRE 1999
Le Neveu de Monsieur Duval. Communication de Bernard Leuilliot. Débats.
B.Leuilliot affirme avoir un goût,  » un mauvais goût  » pour ce texte qui appartient aux œuvres qu’on ne lit plus parce qu’il passe pour de la littérature de propagande et parce qu’il est au sens propre introuvable, parce que non réédité aujourd’hui. Or les rapports littérature/politique sont le principal enjeu du livre. Se réclamant de Hugo ( » Ceux qui tronqueront mon œuvre seront des imbéciles « ), B. Leuilliot s’interroge sur la légitimité de l’appartenance de ce livre aux œuvres complètes d’Aragon.
Ce livre, au  » style coruscant, virtuose  » qui n’est pas sans rappeler le Traité du style de 1928, témoigne d’une grande élévation et d’une allégresse de ton dans un contexte difficile. Son illisibilité vient de l’éloignement des faits. C’est donc un texte daté qu’il faut resituer dans son contexte.
L’achevé d’imprimer aux Éditeurs Français Réunis date du 2 octobre 1953, soit le même mois que le tome 2 de L’Homme communiste publié chez Gallimard. Ces deux faces de la même œuvre pour deux clientèles différentes sont à lire ensemble, comme si faisant le choix du  » parti pris délibéré « , Aragon se livrait dans Le Neveu, en partant du livre d’André Stil Le Premier Choc, à la défense et l’illustration des « défauts » de L’Homme communiste.
Les circonstances :
– La guerre froide et les guerres coloniales sur fond de crise ministérielle (chute de René Mayer en avril et constitution du gouvernement Laniel en juin 1953).
– Arrestation d’André Stil en 1952 pour un article de L’Humanité appelant à la manifestation contre l’arrivée en France du général Ridgway (cf. Blanche ou l’Oubli) et instruction du « complot communiste »,  » l’entreprise « , en vertu de la loi répressive du 8 mars 1950 qui avaient permis d’arrêter aussi Henri Martin (ceux qui gênent le travail de l’armée ou la démoralisent dans ce contexte de la guerre d’Indochine qui s’achèvera avec la défaite de Dien Bien Phu en 1954).
– Ratissage du Cap Bon en Tunisie par l’armée française en 1952.
– Aragon au Congrès de Vienne du Mouvement pour la Paix en décembre 1952 (cf. La Mise à mort et les  » Notes  » du Neveu qui donnent l’intervention d’Aragon à ce congrès). Aragon y apprend l’exécution de Slansky en Tchécoslovaquie (cf. La Mise à mort,  » de quoi ai-je voulu détourner les yeux ? « ) qui entraînera la démission de certains membres du CNE. Puis à la suite du congrès, visite à Moscou et en Abkhasie à Thorez qui prend la défense de son médecin impliqué dans l’affaire des blouses blanches.
– Mars 1953, mort de Staline et affaire du portrait (cf. l’article de Lucie Fougeron dans Communisme n° 53-54, 1998). Le flic peintre du Neveu est réaliste (et aime Daumier) mais il n’aime pas Picasso. Comprenne qui pourra…
– 10 avril 1953, retour de Thorez et article d’Aragon  » Il revient  » qui provoque un article sarcastique de Mauriac auquel Aragon répond.
– Début juin, début de la rédacton du Neveu : Stil est de nouveau en prison à Fresnes et l’affaire est instruite par le juge Duval. Le premier article s’intitule d’abord  » Le paradoxe de l’écrivain en hommage à Diderot, et à Thorez admirateur de Diderot. Parution de l’édition du Neveu de Rameau par Jean Fabre vers 1950 et parution du Diderot de Louppol (cf. La Mise à mort) traduit du russe par Valentin Feldmann en 1937. La référence à Diderot est porteuse de tout un passé, d’une mémoire. Il faut y ajouter la référence à Daumier avec l’illustration de couverture,  » Moderne Galilée  » où l’on voit un prisonnier qui pourrait être Blanqui et un juge Duval de l’époque.
Le passage de la presse en volume :
Reprise des articles des Lettres françaises et ajouts liés à la constitution du livre :
– Le collage « Rosenberg » (une série d’autres articles des Lettres françaises).
– La référence au livre de Despuech sur le trafic des piastres donne lieu à un nouveau chapitre.
– Les notes : intérêt de ce dispositif qui alterne fiction dialoguée et pièces à conviction pour montrer  » l’inimaginable  » (= la meilleure définition du réalisme).
– La lettre du Neveu à la fin du volume.
Les données du texte :
– Le cadre du café de la Régence vient à la fois de Diderot et de souvenirs personnels. C’est un café en rénovation, appelé à disparaître comme le passage de l’Opéra.
– Le  » colloque Régence  » : moi et le Neveu divisé en deux neveux (Duval et Michel, deux  » collègues en népotisme « ,  » marionnettes à tête de carton bouilli « ). Duval est gras, Michel est sec avec une tache de vin sur l’oreille, alors que le Neveu de Rameau est tantôt gras et tantôt maigre Æ partage de l’actant de Diderot en deux acteurs (l’un se divise en deux…). Ce sont deux  » assermentés  » de l’intérieur, c’est-à-dire deux flics en civil. Le rapport au juge Duval est de pure homonymie… Duval est porteur de toute l’histoire de la 3e République, un petit bourgeois (cf. le superbe portrait ludique p. 14).Problème des pilotis et de la légitimité des personnages (description physique : à rejeter au profit du  » typage d’âme « . Clin d’œil au passé dans le passage sur les Duval et les Michel dans l’annuaire (cf. le poème de Breton  » Pstt  » dans Clair de terre). Au total, ce sont des personnage de papier VS les personnages réels : le juge et A. Stil.
– La forme dialoguée : apparition du « montreur de marionnettes » = théâtralisation Æ montrer comment marchent les têtes (une des définitions du roman par Aragon).
– Les thèmes du colloque :  » la chambre des mises  » (en accusation) a décidé la libération d’A. Stil puis de nouveau son arrestation. Quel élément nouveau ? Le juge Duval a lu son roman qui a eu le prix Staline Æ la nouvelle cause d’arrestation : le paradoxe de l’écrivain de parti pris (ce n’est pas un écrivain aux yeux des juges) Æ retour du débat sur  » Front rouge  » : le même argumentaire que Breton dans Misère de la poésie (distinguer la  » face sociale  » et la  » face poétique  » du problème pour Breton : paradoxalement  » Front rouge  » n’est pas un poème, justification de sa condamnation). Le même raisonnement du Neveu pour la condamnation du livre de Stil ; Michel lui reproche son  » libéralisme  » et de croire qu’il s’agit du procès du réalisme et non du procès du complot communiste.
Conclusion : il ne s’agit pas que de politique mais de littérature. Le paradoxe de l’écrivain = roman ou machine de guerre. Le vrai sujet du Neveu c’est le problème du roman (cf. 15 janvier 1951, dissolution au parti de la section centrale des écrivains) Æ Le Neveu mérite d’être lu à cette lumière-là : un dialogisme qui dénonce, à la faveur des ennemis, la dérive sectaire de son propre parti. Æ un tournant vers les derniers romans.
La discussion a été passionnante autour de la question du dialogisme de ce texte. Certains (Maryse Vassevière, Lionel Follet, Léon Robel) étant d’accord avec B. Leuilliot et d’autres (Alain Trouvé, Corinne Grenouillet et Suzanne Ravis dans une certaine limite) mettant l’accent sur le monologisme de ce texte pamphlétaire et retors. Tout le monde est sensible au tournant qui s’opère avec ce texte qui annonce les derniers romans (nouveauté de la mise en scène du moi par exemple). À la question du caractère littéraire de ce texte (est-ce qu’on peut aller jusqu’à dire que c’est un roman demande A. Trouvé), L. Robel répond sur le  » débraillé construit  » du livre qui à la manière du portrait de Picasso plaide pour un autre réalisme et M. Vassevière rappelle que la référence à Diderot est à inscrire aussi dans la problématique du réalisme (cf. la manière dont Zola théoricien du naturalisme-réalisme se réfère à Diderot théoricien du réalisme de Chardin).

Maryse VASSEVIÈRE


L. V.

Luc Vigier, maître de conférences à l'Université de Poitiers