Recherches Croisées Aragon/Elsa Triolet n°8 (2002)
Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet n° 8, Presses Universitaires de Strasbourg, 2002, 256 p.
Résumés des articles
(par ordre alphabétique des auteurs)
Hervé BISMUTH, « Réécritures métatextuelles dans Le Fou d’Elsa »
En matière de réécriture, la création littéraire fait feu de tout bois, notamment de celui des textes non littéraires, en particulier les textes à contenu explicatif ou argumentatif, espace privilégié des investigations de l’auteur du Fou d’Elsa. Ce terreau de réécriture se laisse certes moins facilement reconnaître que celui de la réécriture littéraire, qui laisse dans la création des traces autrement plus individualisables. C’est paradoxalement dans les aberrations d’un poème encyclopédique écrit par un lecteur bibliophage parfois rapide que s’individualisent les emprunts. Ces emprunts sont souvent des métatextes littéraires, tels les commentaires critiques offrant éventuellement à leur lecteur un savoir sur des auteurs qu’il n’a pas fréquentés, tout en prêtant à l’occasion à des confusions. C’est ainsi qu’une citation de Quevedo dans Le Fou d’Elsa certifie à la fois une méconnaissance du poète espagnol et une fréquentation d’un de ses commentateurs. Mais la pratique métatextuelle peut également être parasitée par des confusions documentaires, telle l’homonymie attribuant à Natalie de Noailles, maîtresse de Chateaubriand, et Alexandre de Laborde son frère un passé babouviste.
Roselyne COLLINET-WALLER, « L’écriture du secret : présence de la figure paternelle dans les romans d’Aragon »
La figure du père s’inscrit dans l’œuvre d’Aragon par des voies indirectes et dissimulées. Par delà les déclarations d’exclusion (qui renvoient une non-reconnaissance au père, Louis Andrieux, falsificateur de l’origine de son fils) et une virulente critique de la paternité, le secret a joué dans le surgissement de l’écriture chez Aragon, et les « sécrétions » de la problématique paternelle ont pris dans ses romans la forme du travestissement et du cryptage. Cette problématique transparaît dans un investissement singulier de tout ce qui touche à la dénomination et une réinterprétation de l’imaginaire chrétien. Par ailleurs, Aragon s’interrogeant sur la création, la place sous le signe de l’énigme et l’on peut déceler dans les pratiques scripturales de l’auteur un processus multiforme d’« évitement de l’origine ». La conception même de l’écriture romanesque intègre le secret originaire et le thème paternel, à travers des biais qui, tout en conservant en profondeur le système du père, témoignent de son incessante réélaboration littéraire.
Nathanaël DUPRE LA TOUR, « Aragon barrésien : une introduction »
La relation à Barrès s’inscrit très tôt dans la biographie d’Aragon : c’est en 1909 qu’Aragon reçut comme prix de composition française en juillet 1909 une anthologie de Maurice Barrès (par l’abbé Bremond) qui fut déterminante dans sa formation intellectuelle. La « génération de 1895 » à laquelle appartenait Aragon fut d’ailleurs séduite par le premier Barrès, l’auteur du Culte du moi, par sa prose et par son anticonformisme. Si Barrès plut d’abord par son style, il devint, au moment de la première guerre, le symbole d’une France revancharde et nationaliste qui n’avait pas hésité à sacrifier sa jeunesse. Le procès Barrès du 13 mai 1921, mené par les dadaïstes, fut d’abord une condamnation morale : Barrès avait renié celui qu’il était autrefois. Aragon rencontra l’auteur du Culte du moi et des Déracinés l’année de la mort de celui-ci, comme il l’a relaté dans un article de L’Information d’Extrême-Orient. Les relations entre les deux hommes furent ambiguës, Barrès se montrant intéressé par celui qui incarnait une jeunesse aussi subversive que le fut la sienne, Aragon affichant une irrévérence mâtinée d’une réelle admiration pour celui qu’on avait surnommé le « prince de la jeunesse ». Tout au long de sa vie Aragon tenta de sauver Barrès de l’oubli, rappelant ses qualités de prosateur. Dans son long et étonnant article de 1948, « S’il faut choisir, je me dirais barrésien », Aragon fait de Barrès un écrivain engagé et des Déracinés le premier « exemple du roman politique moderne ». De 1918 à 1974, Aragon ne cesse de faire allusion à Barrès : on recense ici, de manière quasiment exhaustive toutes ces références à Barrès dans les œuvres d’Aragon.
Corinne GRENOUILLET, « Catherine ou le féminisme, roman. La représentation de la question féminine dans Les Cloches de Bâle d’Aragon »
À travers le personnage de Catherine, jeune étrangère sensuelle et désirable qui incarne une « espère de chimère moderne », Les Cloches de Bâle se font l’écho du féminisme libéral de la Belle Époque : condamnation de la double morale, du mariage, émancipation de la femme, liberté de disposer de son corps, culte du plaisir, malthusianisme et refus de la maternité sont autant de thèmes qui croisent la pensée anarchiste dont s’inspire aussi Catherine. Le traitement par le romancier des aspirations de son personnage (établir le droit de vote des femmes, lutter contre la prostitution) et de l’opposition établie entre les sexes montrent toutefois que le féminisme ne saurait être qu’une étape sur la voie qui mène à la conscience socialiste. Les figures de femmes admirées par Catherine, telle les révolutionnaires populistes russes des années 1870, Alexandra Kollontaï (dont les théories sur les relations de couple pourraient être un intertexte du roman) puis Clara Zetkin sont autant de jalons conduisant à un éveil plus directement politique qui dépasse en l’absorbant la question de l’oppression sexuelle.
Augustin GUILLOT et Nathalie LIMAT-LETELLIER, Correspondance inédite Aragon – Max-Pol Fouchet.
Cette correspondance se compose de sept lettres d’Aragon à Max-Pol Fouchet, directeur de Fontaine, de quatre lettres d’Aragon à Jean Roire, administrateur de Fontaine, et d’une lettre de Max-Pol Fouchet à Aragon. Elle se situe essentiellement en 1941-42, au moment où Aragon souhaite que les foyers de la Résistance des Lettres fraternisent et s’entr’aident, puisqu’il s’agit de préparer un « rassemblement de défense nationale de l’esprit ». Le poète d’Elsa y commente une partie de son importante contribution à la revue algéroise. Il rend compte de ses attentes ou de ses regrets à propos des numéros 13, 16 et 17 qu’il vient de recevoir. Par ailleurs, cet échange épistolaire est marqué par la mort tragique de Jeanne, l’épouse de Max-Pol Fouchet, survenue dans le naufrage du Lamoricière en janvier 1942, alors que la jeune femme se rendait en métropole pour y rencontrer Aragon et Elsa Triolet. Nous apprenons ainsi que la pré-publication du « Cantique à Elsa » fut offerte au directeur de Fontaine par sympathie envers le deuil qui le frappait. Quant à la dernière lettre d’Aragon à Max-Pol Fouchet, datée de mai 1945, elle éclaire dans quelles circonstances les deux amis se sont définitivement brouillés
Jean-Louis JEANNELLE, « Ne croyez pas ici que j’écris mes Mémoires… » : L’Œuvre poétique ou la “mise en œuvre”
Le travail d’édition accompli par Aragon, aidé de Jean Ristat, dans les quinze tomes de L’Œuvre poétique est unique en ce que les textes d’accompagnement y prolifèrent – préfaces, documents, discours, articles critiques, etc. Il est frappant de constater qu’en dépit de leur extrême hétérogénéité, ces écrits placés aux marges des recueils de poésie créent un puissant effet de continuité et contribuent à faire de L’Œuvre poétique l’un des lieux essentiels de l’entreprise de « mise en œuvre » commencée avec les Œuvres romanesques croisées : Aragon y a construit ce que le public, puis la postérité, identifient comme étant son Œuvre, à l’intérieur duquel chacun de ses textes est inscrit et prend son sens, et où la biographie aussi bien que l’ensemble des écrits se mêlent afin de former un tout auquel l’écrivain est aujourd’hui identifié. Comment justifier la surprenante unité que forme cette compilation de textes qui ne s’apparente à aucun des modèles de collection d’œuvres complètes connus ? Un indice nous paraît être déterminant : il s’agit du refus qu’Aragon oppose à trois reprises au genre traditionnel des mémoires, avec lequel cependant les paratextes de L’Œuvre poétique entretiennent de manière évidente des similitudes. Nous verrons qu’en insérant dans les marges de son Œuvre les fragments de ce que l’on peut considérer comme ses mémoires, Aragon parvient à donner à l’ensemble de ses écrits poétiques l’unité très puissante qu’autorise le schéma traditionnel du récit mémoriel, sans toutefois être obligé de se plier aux contraintes d’un récit continu et exhaustif de son parcours politique et littéraire.
Franck MERGER, « La présence des textes de Zola dans Le Paysan de Paris d’Aragon »
On rapproche volontiers le surréalisme et l’esthétique zolienne. Mais un débat existe encore au sein de la critique sur la pertinence d’un tel rapprochement et sur la nature des points communs aux deux objets rapprochés. L’étude ici présentée vise à montrer que l’esthétique zolienne, en particulier la description zolienne, est bel et bien présente dans Le Paysan de Paris et que, par son truchement, Aragon dialogue avec Breton en privilégiant une lecture de Zola qui souligne non point le réalisme photographique, mais les aspects romantiques de ses descriptions. Ces deux points de vue opposés sur la description zolienne correspondent très exactement à deux manières vieilles comme le naturalisme de lire Zola. Par ailleurs, la mise en exergue du Zola romantique a une portée polémique dans le domaine politique, dans la mesure où le romantisme cristallise alors l’hostilité d’une certaine critique, qui voit en lui l’héritier de la Révolution française. Au fil de l’analyse des buts que poursuit Aragon en inscrivant dans son texte la référence à Zola, cette étude explore aussi les différentes modalités de cette inscription.
Cécile NARJOUX, « Le cheval oublié dans Blanche ou l’oubli d’Aragon »
Motif en apparence anodin dans Blanche ou l’oubli, le petit cheval, de par ses occurrences dans le roman mais aussi dans l’ensemble de l’œuvre aragonienne, semble porteur de multiples significations en étroit rapport avec l’écriture et le temps. Nourrie d’intertextualité et de références mythologiques, l’occurrence “cheval” d’Aragon est, semblable en cela à l’écriture intertextuelle au cœur de l’écriture d’Aragon, source d’“oubli” tout autant que trace vive, par ses sabots “ferrés d’étoiles”, dans les sillons de son écriture.
Anne ROCHE, « Le Paysan de Berlin : Le Paysan de Paris lu par Walter Benjamin »
Benjamin, enthousiasmé par Le Paysan de Paris, en a traduit de larges extraits, mais surtout n’a cessé de revenir à l’œuvre d’Aragon, jusque dans son dernier écrit posthume (Paris capitale du XIXe siècle). Il en admire d’abord la profusion des images, l’organisation formelle, mais, après avoir en un premier temps adhéré à la théorie de la connaissance proposée pour Le Paysan, s’en écarte dans la dernière phase de son œuvre, surtout à l’égard de la théorie du rêve et des implications historiques et politiques qu’il en déduit. la comparaison des deux œuvres fait néanmoins apparaître de nombreux points de convergence, qui soulignent la fécondité de la rencontre.
Emmanuel RUBIO, « Présences de Schelling dans Le Paysan de Paris »
La critique, pour aborder la présence de Schelling dans Le Paysan de Paris, s’est généralement orientée vers la philosophie de la mythologie et le « gros livre allemand » mentionné par le poète à ce sujet. Une fois défaite cette improbable référence se révèle pourtant un rapport double au philosophe. Aragon s’en prend d’une part à sa seconde philosophie en offrant une transposition burlesque de la « roue du devenir » qui, des Âges du monde au cerceau traîné par un vieillard sénile, livre une critique féroce de la pente religieuse suivie par le dernier Schelling. Le poète s’inspire d’autre part de sa première philosophie, plus précisément du Système de l’idéalisme transcendantal, dont l’appareil conceptuel structure le discours théorique du Paysan de Paris. A l’intersection de ces deux approches se dessine ainsi un héritage complexe, décidé à définir un idéalisme préservé de toute transcendance divine – et qui, dans la réactivation du rapport supposé par le jeune Schelling entre philosophie, poésie et mythologie, s’inscrit dans la droite ligne du programme du romantisme allemand.
Maryse VASSEVIERE, « Aragon et Stendhal en une heure et quart »
Poursuivant le travail sur la polygraphie aragonienne, cette investigation sur la conférence « Stendhal en une heure et quart » prononcée par Aragon à l’École centrale du Parti communiste français l’hiver 1954 voudrait saisir en acte une pédagogie du réalisme en littérature, à travers les données et la démarche argumentative d’un cours magistral sur Stendhal comme à travers les réactions des “élèves” en partie retrouvés grâce à l’accueil chaleureux et à l’amabilité d’Henri Martin. Dans un second temps, étant donné la variété du corpus stendhalien de cette conférence (Histoire de la peinture (1817), Racine et Shakespeare (1825), D’un nouveau complot contre les industriels (1825), Le Rouge et le Noir (1830), Lucien Leuwen (1834), Vie d’Henri Brulard (1834-1836), La Chartreuse de Parme (1839), Mémoires d’un touriste (1838), Lamiel (1839), Correspondance (1840, lettre de Stendhal à Balzac à propos de l’article de celui-ci sur La Chartreuse dans la Revue parisienne du 25 septembre 1840)…), cet article entreprend de repérer la trace de tous les textes de Stendhal cités dans le texte aragonien, qu’il s’agisse d’articles ou de romans et d’ébaucher ainsi une cartographie de l’intertexte stendhalien dans l’œuvre d’Aragon.
Il s’agira donc d’abord d’étudier le rapport d’Aragon à Stendhal dans le champ littéraire et idéologique à partir du contexte énonciatif et culturel de cette conférence, puis d’analyser le texte même de cette conférence (son propos, sa composition, ses objectifs) pour y saisir à l’œuvre une parole en archipel qui procède par digressions, retours et encerclements ; enfin, d’observer Aragon au miroir de Stendhal pour découvrir la productivité de l’intertexte stendhalien dans l’avancée de l’écriture aragonienne vers les derniers romans dont ces intertextes métaromanesques pourraient constituer aussi une manière d’avant-texte.