Edouard Ruiz par Lionel Follet

Publié par L. V. le

Pour Édouard Ruiz

« J’avais rêvé de graver cela sur la pierre », dit un jour Aragon du sonnet qu’il avait dédié à la mémoire de sa mère, morte à Cahors le 2 mars 1942. Sait-on que c’est Édouard Ruiz qui retrouva la tombe de Marguerite, abandonnée dans le cimetière de Cahors, et qui fit réaliser ce vœu ? Belle image de la passion d’un chercheur attaché, inséparablement, à l’œuvre de l’écrivain et aux signes mémoriels qui s’y entrelacent.
Édouard Ruiz était né le 19 octobre 1925 à Biarritz ; sa famille, originaire de Navarre, s’était installée en France en 1922. Après ses études au Lycée de Biarritz, devenu salarié du Crédit Lyonnais à Paris, il exerça très vite des mandats syndicaux à la CGT, et politiques au Parti Communiste Français. En 1961, il devint permanent de la Fédération de Paris, « rue Lafayette au 120 ». S’il prit, bien plus tard, ses distances avec l’action militante, il ne se départit jamais d’un intérêt passionné pour la vie politique, qu’il traduisait en sentences sardoniques et brèves à l’adresse de ses amis.
À partir de 1967, il assuma des responsabilités éditoriales et commerciales dans diverses maisons d’édition liées au PCF : Centre de Diffusion du Livre et de la Presse (CDLP), Odéon Diffusion, Livre Club Diderot, Hier et Demain, Messidor… C’était inscrire son engagement militant dans le droit fil de ses intérêts les plus profonds : il y accomplit pleinement sa passion pour le livre et ses métiers, pour l’art et la bibliophilie. C’est dans ce cadre qu’il fit la rencontre d’Aragon, en participant à la publication de L’Œuvre poétique en quinze volumes (Livre Club Diderot, 1974-1981) : Édouard évoquait avec beaucoup d’humour ces séances de travail rue de Varenne, où les digressions superbes du poète l’emportaient souvent sur la patiente élaboration des volumes.
En 1981, chez Temps Actuels, il signa avec Jean-Pierre Jouffroy un Picasso de l’image à la lettre, et veilla sur l’édition originale du dernier livre d’Aragon, Les Adieux, illustrée de trois eaux-fortes de Masson, Matta et Miró.
En 1986, c’est à Édouard Ruiz qu’on dut de pouvoir enfin découvrir La Défense de l’infini (Gallimard, collection blanche), à travers les feuillets survivants qu’il avait patiemment déchiffrés à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, y joignant plusieurs autres textes issus de collections particulières, écrits dans la même mouvance : cette édition fondatrice projeta sur toute l’œuvre une lumière nouvelle.
Travaillant avec lui, voici quelques années, à établir et annoter les Papiers inédits que recélait encore le Fonds Doucet (Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2000), j’avais pu mesurer son labeur opiniâtre, son souci de tout vérifier : remplissant de notes les cahiers d’écolier où il aimait écrire, déroulant inlassablement ces microfilms brumeux dont la BNF a le secret – puis courant à Biarritz pour y dépouiller la presse locale de 1926, ou à Madrid pour y retrouver, calle Echegaray, à deux pas de la Puerta del Sol, l’Hotel Inglés où furent peut-être brûlés les feuillets de La Défense de l’infini.
Il était chercheur et collectionneur, inséparablement : attentif à toutes traces mnémoniques, heureux de posséder l’édition originale sur « grand papier » aussi bien que la brochure introuvable dénichée aux Puces, le roman à deux sous traduit ou écrit par Marguerite comme l’éventail né de ses mains pour Le Bon Marché… Il avait ainsi rassemblé les pierres d’un double monument, biographique et bibliographique : Édouard Ruiz était l’homme qui connaissait le mieux la vie d’Aragon, qu’il avait explorée depuis ses origines italiennes et méridionales – les Biglione issus du Piémont, les Toucas et les Massillon ancrés dans le Var, « Au soleil de Solliès entre les cerisiers » ; il avait de même amassé une somme bibliographique considérable, ajoutant de multiples références au travail fondateur de Crispin Geoghegan, en particulier dans le recensement de ces « chroniques » d’Aragon où s’inscrit l’histoire littéraire, artistique et politique du siècle, de 1918 à 1982.
Cette traque persévérante, il la menait à son rythme – qui n’était pas celui des contraintes éditoriales – sachant comme tout chercheur qu’une telle quête est infinie, acceptant moins que tout autre d’y mettre la borne provisoire d’une publication. Il n’était pas tendre pour certaines mœurs universitaires, et savait éluder, courtois, narquois intérieurement, les requêtes indiscrètes. Mais il pouvait prodiguer son savoir à qui avait sa confiance, et aimait à partager ses trouvailles, en des billets laconiques et précis, ou par ces appels téléphoniques où la joie du découvreur affleurait dès le premier mot.
Il était réservé, pudique, orgueilleusement modeste, et dédaigneux de la notoriété. Ainsi, bien des lecteurs ignorent qu’il assuma entièrement la révision de L’Œuvre poétique pour la réédition en sept volumes (Livre Club Diderot, 1989-1990) – et refusa d’y inscrire son nom…
Édouard Ruiz est mort subitement à Pern, près de Cahors, le 2 mars 2003, au retour d’un séjour de recherches à Paris. Je l’avais vu quelques jours auparavant, dans le froid glacial de février, sur le parvis de la BNF où il venait procéder à d’ultimes vérifications pour l’article que nous publions dans le numéro 9 de Recherches Croisées[[[1] Recherches Croisées Elsa Triolet Louis Aragon, n°9, Presses Universitaires de Strasbourg, 2004.]][1]. Une mémoire immense disparaît avec lui : tous ses amis souhaitent que survive ce trésor de connaissances qu’il avait amassé.

Lionel FOLLET


L. V.

Luc Vigier, maître de conférences à l'Université de Poitiers